Sunday, 19 July 2020

Lettre d'amour sans le dire : le roman qui nous parle de shiatsu


Catherine me met sous le nez, en fin de séance, sa lecture de vacances. C’est l’histoire d’une femme qui tombe amoureuse de son praticien de shiatsu, me dit-elle. Quoi ? Un roman qui parle du shiatsu ? Moi qui n’en lis pas, des romans, je me précipite à la librairie pour acheter celui-là.

Et je dois dire que la lecture d’Amanda Sthers «  Lettre d’amour sans le dire’, paru récemment aux éditions Grasset, est non seulement agréable, mais enrichissante et instructive pour notre pratique. Je vous en fais ici une lecture shiatsu.

L'auteure, Amanda Sthers


Qui est Amanda Sthers ? Fille d’une Bretonne (apparentée à la pianiste Anne Queffélec) et d’un psychiatre juif tunisien… Elle est une des auteurs de Caméra Café (je suis fan, cette abominable série me rappelle délicieusement tous les travers de mes années de travail en entreprise), a écrit en 2013 la première bio officielle de Johnny, a épousé puis divorcé de Patrick Bruel…Elle est l'auteure de 10 romans, de pièces de théâtre, scénariste, réalisatrice et a reçu plusieurs distinctions.

Pour une bio complète, la page Wikipedia contient beaucoup d'erreurs, selon l'auteure elle-même, qui m'a fait le plaisir d'autoriser cette recension. Le profil LinkedIn est une source plus fiable.

Et donc, voilà qu'Amanda Sthers parle de shiatsu...


L’histoire d'Alice


Son roman est la lettre d’une femme, Alice Cendres, à son praticien de shiatsu, prénommé Akifumi. Alice débarque un jour par hasard dans un salon de thé à Paris où travaille également un Japonais qui donne des shiatsu. Une méprise avec une autre cliente la fait entrer dans le cabinet. Elle reçoit un shiatsu et sa vie bascule.

Elle va alors commencer l’écriture d’une longue lettre à Akifumi. Cette lettre est l’expression de son ressenti suite aux traitements de cet homme bienveillant et la remontée de toutes ses expériences douloureuses avec les hommes qui ont abusé d’elle. Relations d’abus, famille oppressante, fille non-désirée, carrière morne de prof de Français, pension prématurée… la vie d’Alice semble un échec sur toute la ligne, et le shiatsu fait remonter tout cela à la surface. Elle se met à apprendre le Japonais, à lire la littérature japonaise… en même temps que se développe un sentiment d’amour pour son praticien. On ne peut pas pour autant évoquer le transfert.

Simplement, c’est le seul homme dans sa vie qui lui ait témoigné de la bienveillance et réveillé / respecté son corps, plutôt que de l’exploiter en la brutalisant. Et au moment où elle décide enfin de se déclarer, bien sûr, les choses ne vont pas comme prévu… Je ne vous dévoile pas la chute.

Je voudrais simplement pointer quelques passages très réussis, qui illustrent très finement le ressenti que l’on peut avoir en séance de shiatsu ou après. Sans tomber dans le débat  ‘que faire si votre client(e) tombe amoureux (se) de vous ?’ C’est évident qu’il y a une éthique de la pratique, mais c’est un autre thème. D’ailleurs, il n’y a pas de passage à l’acte, dans le roman. Tout est dans le ressenti. 

Alors, à la lecture, restons dans le ressenti, parce que c’est fin, et plus intéressant que les discussions.

Le dit et le non-dit


Ce n’est pas clair, dans le livre, si Akifumi réalise ce qu’Alice ressent pour lui et s’il saisit son arrière-plan et son histoire douloureuse. En effet, il parle très peu Français et donc, les séances sont relativement limitées sur le plan de la communication verbale.

En Occident, nous avons tendance à parler beaucoup, c’est bien ou pas, c’est comme ça. Il y a ce que nos client(e)s nous disent et ce qu’ils/elles ne nous disent pas. Quand ils parlent, la célèbre phrase du Dr House : ‘Patients lie’ me vient toujours à l'esprit. Mais l’essentiel est sans doute dans le non-dit.

Que savons-nous, au fond, de ce que peut ressentir celui ou celle qui est allongé(e) sur le tatami ? Ce qui remonte en séance et après, suite au rééquilibrage ? Les choses inavouables qu’ils ne nous diront jamais, ou parfois seulement à nous ? Ce qu’ils voient en séance (couleurs, formes, idées, souvenirs…) ? Nous sentons bien les blocages du corps, les lâchers, nous écoutons la respiration, sommes attentifs aux changements de l’énergie, aux expressions…  Parfois il y a formulation, parfois pas, libération explosive ou retenue.

Quoi qu’il arrive et finisse par se dire, il s’agit d’être ouvert à tout : pas de jugement, pas de commentaire, pas de pilotage, mais oui, de l’amour, qui permet de tout entendre et de tout prendre, pour le laisser aller ensuite. ‘Amour’ n’est pas un mot tabou en shiatsu, il se rapproche, dans la forme mais pas sur le fond, du mot grec néotestamentaire ’Agapê’, càd amour universel et inconditionnel. Ce qui, convenez-en, est bien plus difficile à réaliser que de se refermer sur une seule personne, dans un couple par exemple.  

Le Corps au Cœur de notre pratique


(les italiques sont des citations intégrales du roman)

Jamais je ne m’étais fait masser. Nous n’avions pas beaucoup de moyens et j’ai toujours donné la priorité à d’autres choses. Le corps n’avait pas de place dans nos vies.

Le Corps est le Cœur, pour nous autres, praticiens de thérapies manuelles, shiatsu ou autres. Quelle que soit l’histoire de la personne qui vient nous voir pour la première fois, le toucher est sans doute pour elle un moment privilégié, ou osé, pour de multiples et complexes raisons personnelles, sociétales, émotionnelles…

Et les temps qui courent viennent confirmer l’urgence de nos pratiques. Touchons le plus grand nombre de personnes possible, en présentiel, car le salut du monde en dépend.

Toujours, la porte d’entrée est le corps, la manifestation. Je laisse les pratiques en ligne à la seconde zone, au pis-aller, car elles sont nourriture pour un mental exacerbé et viennent encore stimuler un peu plus le Feu du Foie au travers de la primauté du regard. Elles ont leur utilité, mais secondaire, leur porte est le Mental. 

Nous, notre porte est le corps et, à travers le corps, nous touchons tous les niveaux.  Il y a cette ‘délectation’ du toucher dont parle Alain Daniélou. C’est valable dans toutes les soi-disant ‘réalités.

Dualisme Homme - Femme


Vous vous êtes agenouillé. Je ne m’attendais pas à ce qu’un homme me masse. En temps normal, j’aurais protesté, mais il émanait de vous  une douceur mêlée à une autorité…  Vous avez pris un moment pour joindre vos mains devant votre poitrine en position de prière puis incliner lentement le buste vers le sol. Cela m’a rassurée sans trop savoir pourquoi, comme si vous quittiez vos attitudes humaines pour vous concentrer uniquement sur mon corps.

Ah, ce fameux dualisme Homme / Femme qu’on nous assène en permanence, l’identification de l’ego au genre et la sexualisation qui en découle, évidemment. Il s’agit pour nous, praticiens, de ne pas rentrer là-dedans en séance, mais de rester ‘en-deçà’, ne pas franchir la ligne. A part le fait qu’un corps de femme n’est pas, morphologiquement, un corps d’homme, peu importe la manifestation sexuée, en effet. Mais se rappeler que chacun se situe quelque part sur cette compréhension, sans que l’on sache où exactement, est une bonne chose.

Eckhart Tolle (in ‘Le pouvoir du moment présent’) appelle cela l’incomplétude sur le plan de l’identité par la forme.  ‘Cette incomplétude se fait sentir’ (mais pas toujours) ‘sous la forme de l’attirance homme-femme, l’attirance vers la polarité énergétique opposée, peu importe le niveau de conscience’. Si j’apprécie à l’occasion un bon toucher viril, j’irai en effet plutôt spontanément vers une praticienne de shiatsu ou de massage, car elle a ce qui me manque : elle est une femme. Mais, poursuit Tolle, ‘cette fascination se produit plutôt à la périphérie de votre vie, et non au centre’. Voilà, ce n’est, de nouveau, pas grave, il suffit de s'en rendre compte.

Libérer le souffle



Vous avez immobilisé votre corps entier et m’avez entraînée à fixer votre respiration sur la vôtre. Nous ne pouvions respirer à contretemps, votre souffle me demandait d’inspirer avec vous, que je sois avec vous. Et dans ce duo d’exhalations, soudain je n’ai plus été seule et mes yeux ont laissé couler des larmes. Ce n’était ni du chagrin ni une émotion, je libérais simplement de la vie. Je me remettais en marche.

Très fort, le monsieur Akifumi, pour un début de première séance, mais c’est fort bien décrit, c’est ce qui peut se passer. Harmoniser les respirations, libérer de la vie par le shiatsu… se remettre en marche. 

Itsuo Tsuda (in ‘Ecole de la respiration, tome 5, le dialogue du silence’) dit qu’on touche à l’expiration, pas à l’inspiration. C’est ce qui permet de libérer. Travailler à contre-courant engendre la contraction. C’est une question d’attention et de développement de l’intuition, qui est sans fin.

Sachez qu’effectivement, le shiatsu peut être libérateur et que la respiration va être fondamentale en séance. D’ailleurs, plus de 90% des receveurs ‘oublient’ de respirer correctement. On ne nous apprend pas, et de un. Et de deux, lisez implicitement ce qu’on peut penser des masques (de nouveau, ce n’est pas le lieu du débat).

Puis, il y a l’expérience du lendemain.



Grâce à vous, mon corps s’est en quelque sorte remis à vivre. Il est devenu plus chaud, mon sang circule plus vite, je sens des fourmis dans le bout de mes doigts, telle une résurrection.

La sensation de froid, qu’Alice évoque comme une de ses caractéristiques habituelles, est partie, l’énergie recircule. Elle est reconnectée au corps énergétique, en d’autres termes. Parfait. Je demande souvent à mes client(e)s ‘avez-vous ressenti quelque chose de particulier après la séance précédente ?’ Parfois, ils ne s’en souviennent pas, mais il y a  ces effets, positifs, et parfois négatifs (effet Menken, nettoyage). 

Le corps se rééquilibre, et rappelons que, quelle que soit la discipline choisie, médicale ou non-médicale, c’est le corps qui a les capacités d’auto-guérison, pas le traitement ou la technique qui sont des facilitateurs.

La rencontre de deux êtres


Le samedi suivant notre première rencontre ; veuillez m’excuser d’écrire cela, mais à mes yeux, il s’agissait d’une rencontre plus que d’un massage…


Bien sûr, et bien vu. Nous attirons les personnes qui nous correspondent, celles pour qui nous pouvons réellement signifier quelque chose en ce moment de leur vie. Chaque visite est un cadeau. Il y a la séance et ses acteurs, c.-à-d. les deux personnes en présence, et l’intrication qui peut en résulter et parfois nous dépasse.

Faut-il chercher à comprendre ? Mais non. Simplement se dire que c’est la bonne personne qui est là en cet instant. Une cliente m’écrit : ‘je suis vraiment contente de vous avoir croisé sur mon chemin, votre shiatsu mais aussi votre personnalité et nos discussions m’aident beaucoup’. Mais voilà, tout est dit, c’est un ‘package’, effectivement. Et c’est réciproque, car nos client(e)s sont nos maîtres.

La lignée


Il y a quelque chose de divin dans vos mains, dans les gestes que vous avez répétés comme s’ils étaient ancestraux, que vous n’en étiez que le légataire et que vous transmettiez à mon corps le poids soulagé des corps passés et leur lumière pour me guérir.

Mais c’est joliment dit, cette prescience de la lignée ! Laissons-là le divin, mais voyons-nous comme légataires d’une transmission multiforme, comme un relais sur une lignée à travers laquelle l’énergie et la mémoire des shiatsu donnés inlassablement se transmet. C’est là toute la force de l’empirisme qui caractérise la tradition orientale, le passage de maître à disciple. Ce ressenti résonne.

Un mal qui fait du bien



Ca faisait mal, ça faisait du bien. Une sorte de délice masochiste. Mon corps entier se relâchait, mes cuisses s’écartaient, je m’écrasais dans le sol qui m’aspirait. Je me suis endormie comme une enfant, les muscles relâchés, sans pudeur. Et j’ose le dire aujourd’hui, j’avais envie de vous quand j’ai basculé dans le sommeil.

Un mal qui fait du bien, voilà effectivement une description courante du toucher shiatsu. Des points a priori désagréables lâchent progressivement, on sent que cela travaille. C’est une bonne sensation, qui n’est pas masochiste, sauf pour les personnes qui vivraient cette configuration sexuelle. Un point d’attention…  

Ici dans le roman s’immisce évidemment le réveil du désir comme expression de l’énergie sexuelle. L’énergie sexuelle est une expression fondamentale d’une bonne énergie vitale. 

En séance, cela peut arriver de toute façon du fait que le parasympathique prend le dessus (d’ailleurs, elle s’endort). C’est plus visible chez les hommes, évidemment. Un homme en état de détente peut avoir une érection spontanée. Mes collègues féminines bien à l’aise dans leur pratique devraient confirmer que le plus gêné, dans ces cas-là, c’est le client, pas la praticienne. Tout a le poids et la gravité qu’on veut bien lui accorder, au final. Souvenons-nous de rester légers.

Les miroirs du mental



Les hommes ont disposé de moi. Jamais je n’ai connu de gestes bienveillants. Je sais que les vôtres sont professionnels et je ne confonds pas. Pourtant, j’ai le sentiment que quelque chose nous dépasse. Je serais honteuse si je me trompais. Merci de me le dire sans détour si tel était le cas.

Il ne s’agit pas évidemment en cabinet de faire comme si la polarité sexuelle n’existait pas, même si nos gestes sont effectivement professionnels. Et nous ne connaissons pas l’histoire de nos receveurs en matière de relations avec l’autre sexe (ou le même sexe).

Ici, Amanda Sthers illustre bien ce qu’un de mes anciens professeurs appelait ‘l’ambiguïté humaine foncière’.  En 3 lignes, on parcourt : l’affirmation du sexuel / la négation du sexuel / le doute, l’espoir / la culpabilité/le besoin de confirmation. Il faut bien se dire que le mental fait cela tout le temps et s’agite continuellement entre des opposés. Ce genre de sentiments contradictoires peut très bien s’enchaîner très rapidement chez nos client(e)s, exprimé ou non.

La semaine passée, une cliente se mit tout à coup à me déballer ses relations et ses préférences sexuelles. Cela devait s’exprimer, tout est bon, et où peut-on exprimer ces choses ?  C’est parfait, respirons et pratiquons, en restant à l’écoute.

Sourire


Ce vendredi-là, nos regards se sont croisés un peu plus longuement et vous avez souri, ce n’était pas de la politesse, vous m’indiquiez que vous étiez heureux de me voir.

Le praticien de shiatsu n’est pas un être éthéré détaché de tout ou, à l’inverse, taillé dans le marbre. Donc, oui, je me reconnais bien dans cette description. Je regarde attentivement mes receveurs/euses et je suis heureux de les (re)voir, à chaque fois, et dans l’ouverture à ce qui va surgir, quoi que ce soit. J’accueille avec un sourire ou une blague, c’est sûr, parce que c’est bon d’être là. Le plus intéressant est toujours la ‘photo’ d’entrée et de sortie. En général, ils sont tendus et absorbés en entrant, mais sourient en sortant. C’est pour moi un des signes de l’efficacité de la séance.

La nature et la jeunesse



C’était la pleine lune, j’avais 20 ans à nouveau.

Car faire du shiatsu ramène l’attention aux cycles naturels, et quand l’énergie circule, c’est sûr qu’on a la sensation de rajeunir, on pétille, on se sent vivant !

Exprimer l’amour


On dit qu’au Japon, les gens qui s’aimaient ne le déclaraient pas… On ne dit pas ‘je t’aime’, mais ‘il y a de l’amour’, comme ‘il y a du soleil’.

Tout cela fluctue, évidemment, avec le temps et les mœurs, mais effectivement, originellement, il n’y a pas de pronoms personnels dans le  (JE) (T’) aime en japonais, sauf pour la compréhension dans le texte. En séance, comme dit plus haut, c’est sûr qu’il y a de l’amour, sinon, on ne ferait pas ce métier. Le 'je' et le 'tu' sont des identifications périphériques, les méditants comprendront sans doute.

Un ouvrage à lire pour enrichir notre pratique


Voici donc un livre bien délicat, dans la retenue, la pudeur, le non-dit, et en même temps, le lâcher, la sincérité, l'écoute du ressenti. Choses bien japonaises venant d'une Occidentale, et qui devraient nous parler. 

Il y a bien d’autres formulations dans le roman d’Amanda Sthers qui méritent qu’on s’y arrête. J’ai été charmé par l’histoire et le style, et l’idée peu probable quand même qu’un jour je reçoive une telle lettre… Comment réagir ? Question qui se poserait à ce moment. La vie est si surprenante.

Au-delà d’une lecture agréable de vacances, nous avons là un roman shiatsu et même un qui peut nous faire avancer dans notre pratique. Cela méritait bien une recension et d'en faire la promotion auprès de tout qui donne ou reçoit des shiatsu. 

Recommandé absolument !