Sunday, 11 December 2022

Secrets de Shiatsu (IV et fin) : la spécificité universelle du Shiatsu

Inspiré par le livre de Tobie Nathan ‘Secrets de thérapeute’



Tobie Nathan est, depuis 50 ans, ethnopsychiatre. Il considère que chaque ethnie a son inconscient collectif, son langage, ses traditions, ses mythologies, son rapport au monde des esprits… et que, par conséquent, on ne peut pas traiter cette évidente diversité avec le seul héritage des pères occidentaux de la psychanalyse.

Dans ce livre très inspirant, j’ai trouvé beaucoup de bonnes analogies avec notre pratique du Shiatsu.


Pas de méthode universelle


Respecter l’histoire des familles, le parcours de leurs aïeux, les terres qui accueillent certains de leurs ancêtres, les dieux auxquels ils ne croient plus, les cultes dont ils ignorent tout, est nécessairement le premier temps d’une thérapie, nous dit Tobie Nathan.

Impossible pour un seul homme de maîtriser tout cela. Les consultations d’ethnopsychiatrie sont donc un travail d’équipe : ‘Il ne s’agissait plus de traiter un patient, mais de tenter de résoudre un problème qui, certes, affligeait une personne, mais concernait sa famille et son groupe. Dans cette discussion, tout le monde allait participer : le patient en premier lieu, mais aussi les membres de sa famille, les médiateurs, les thérapeutes, les stagiaires…les travailleurs sociaux, les experts…tout ce monde agglutiné…’

Bien, mais alors, s’il existe autant de thérapies que de peuples, il n’existe pas de méthode universelle. ‘La thérapie ne peut être une, elle est multiple par nature’. Pour chaque patient, il faut aller chercher dans ses attachements une pensée pour le soigner.

Ceci nous invite à réfléchir sur cette multiplicité avant de revenir sur la ‘spécificité universelle’ du Shiatsu.

Les choses visibles et invisibles


De multiplicité, il en est question à toutes les pages dans le livre de Tobie Nathan..

Il nous fait ainsi prendre conscience d’un riche arrière-plan culturel africain, amérindien, oriental, juif… susceptible de débarquer un jour dans notre cabinet, incarné par ses sujets. Nous ne serons bien sûr pas compétents pour en parler, mais il peut être bon de pressentir ce qui sous-tend et accompagne nos client(e)s potentiel(le)s.

J’ai découvert dans ce livre une incroyable diversité dans les thérapies pratiquées dans le monde entier. Tous phénomènes qu’étudie l’ethno-psychiatrie : la transe, les pratiques de guérison des évangélistes africains, les esprits et démons de la vie quotidienne en Egypte, les fétiches africains qui connaissent l’ordre du monde, les amulettes pour empêcher Lilith de tuer les enfants, les cas de possession par les Djinn…

Le cas des objets animés est particulièrement intéressant car il nous renvoie au Japon. Nombre d’objets africains, par exemple, sont chargés de pouvoirs de guérison et autres… de par la vénération, l’attention et l’utilisation quotidiennes dont ils font l’objet. Il faut savoir que c’est le cas au Japon également.

Muriel Jolivet dans son excellent livre ‘Les dernières chamanes du Japon’ n’hésite pas à dire que ce pays est le plus hanté au monde. En effet, tout y a une ‘âme’ : les arbres, les pierres, les statues, les poupées…

Nombre d’objets de la vie quotidienne, dès qu’ils atteignent l’âge de 100 ans, possèdent une âme. Les tsukumo gami (esprits des vieilleries) se manifestent partout : balais qui se baladent tout seuls, vieilles chaussures animées de mouvements, tas de poussière animés, épouvantails danseurs, parapluies volants, miroirs magiques… la liste est longue.

Sylvain Jolivalt dans ‘Esprits et créatures fabuleuses du Japon : Rencontres à l’heure du Bœuf’ nous illustre cette immense variété de kami, yôkai, Maîtres de l’Eau, Protecteurs des Montagnes, esprits de l’air, gardiens des enfers et yûrei (fantômes) de tout poil.

Toutes rencontres que l’on risque de faire à l’heure du bœuf, soit entre 1h et 3h du matin, l’heure du Foie, celle où on nous dit précisément qu’il vaut mieux dormir. Et l’heure des cauchemars quand le Foie est un peu survolté !

Au Japon, de nos jours, on vous déconseille de sortir la nuit dans certains endroits sous peine de mauvaises rencontres.

L’attention que l’homme accorde aux mondes spirituels manifeste leur présence sur terre. Au Japon, la présence des kami est ainsi perceptible partout, si on ne s’en coupe pas.  

Chez nous, il reste bien des endroits où l’on ‘sent’ quelque chose, une présence… Mais ils sont plus cachés qu’auparavant, moins ‘activés’ en quelque sorte.

Enraciné dans l’irrationnel


Il s’agit donc d’être bien conscient de cette réalité du pays qui a vu naître le Shiatsu. Et cela de la part d’un peuple considéré généralement comme plutôt sobre et très rationnel. Il reste quelques mythes à déconstruire… et à faire attention aux objets que nous plaçons dans notre cabinet et ailleurs.

Il s’agit de prendre conscience de l’imprégnation des pères et grands-pères du Shiatsu dans cette réalité japonaise.


N'en déplaise aux fervents adeptes de la rationalité (très récente au Japon, la greffe de l’ère Meiji), il y a d’ailleurs aux origines du Shiatsu pas mal de pratiques sentant le soufre magique, irrationnel, rituel, plus simplement spirituel. Tamai chantait le Hannya Shingyô et pratiquait avec ‘les mains inspirées’, en fait 靈手, reite, ce qui renvoie à Rei / Tama, faute de mieux, ‘l’âme’. Donc, les mains connectées aux âmes. Il y en a 4 dans le Shintô : ichirei, shikon , un rei, quatre mitama. Autre sujet.

Selon Billy Ristuccia, presque tous les anciens manuscrits de Shiatsu contiennent une partie consacrée à la méditation et aux méthodes pour développer la puissance intérieure.

指圧秘図 Shiatsu Hizu, carte secrète du Shiatsu, est l’appendice d’un livre paru en 1933 (publié par Tanokura Kaisen, ‘Notes secrètes sur la thérapie des doigts et des paumes’), montrant que les Japonais n’hésitent pas à se réclamer d’une connaissance cachée, ésotérique, propre aux thérapies corporelles.

Et que penser de pratiques du Kohô Shiatsu comme
Arukōru Shindan-Hō アルコール診断法 Méthode de diagnostic par l’alcool, a priori bien peu scientifiques ?

Le Japon, pays multiple où tout et son contraire se côtoient dans la plus grande tolérance, est ici de nouveau une inspiration pour notre pratique.

Qui sommes-nous donc pour ranger au rang d’inepties des pratiques enracinées dans des cultures ancestrales et qui y ont fait leurs preuves, puisqu’on y a eu longtemps recours sur tous les continents, et encore aujourd’hui ? Et d’ailleurs, dans nos campagnes aussi.  

Teate


Revenons à Tobie Nathan qui cherche en permanence une pensée pour soigner.

Avec le Shiatsu, nous prendrions plutôt les choses à l’envers. Nous avons là un Art clairement Japonais dans ses racines et son essence, mais qui, pourtant, parle à l’humanité entière.

Travaillant dans le quartier européen à Bruxelles, j’ai déjà reçu de nombreuses nationalités de tous les continents, et personne ne m’a fait la remarque que ça ne marchait pas culturellement.

C’est que, nous ne cherchons pas ‘pour chaque patient dans ses attachements une pensée pour le soigner’ : nous mettons les mains.

A la base de toutes les thérapies du toucher, nous dit M. Masunaga, il y a le Teate
手当, littéralement ‘la main’ et ‘frapper, s’approprier’, dont M. Masunaga nous dit qu’il est ‘la forme première de toutes les thérapeutiques médicales’.

Dans une récente publication, M. Kawada (Blog Yoseido Shiatsu School) nous dit que ‘c
’est parce que le shiatsu possède ce mot Teate, cest à dire la main touchant lendroit qui devrait être touché intuitivement, que le shiatsu a pour vocation daider la personne qui souffre de douleur physique, psychique ou émotionnelle. D’ailleurs, le mot tsubo ( / vase ) qui correspond aux points des méridiens signifie aussi lendroit exact qui doit être touché’.

Nous n’avons donc pas de questions à nous poser concernant les personnes qui se présentent, il suffit de faire ‘teate’. A supposer même que nous ne puissions communiquer dans aucune langue, il suffit de faire ‘teate’.

Depuis la nuit des temps, les êtres humains savent poser les mains là où cela fait mal, bloque… et ceci quels que soient les pays, les croyances, les traditions…

Même si, évidemment, nos receveurs sont, morphologiquement, toujours différents et si nous pouvons observer des différences dues au lieu de naissance et de vie, au mode de vie, à l’alimentation, aux événements de la vie… un corps est toujours un corps et nous posons les mains sur ces corps.

Chacun est semblable, mais aucun n’est pareil.

Un Art Japonais pour le Monde


Bien sûr, nous allons décoder et travailler selon le cadre de référence qui est le nôtre. C’est là que nous avons par moments le problème inverse d’un ethnopsychiatre : nous pratiquons un art dont nous ne comprendrons jamais parfaitement les tenants et les aboutissants.  

C’est une partie de la réflexion menée dans mon livre ‘Le Shiatsu – Un Art Japonais’. Nous pratiquons un Art Japonais, mais ‘gaijin nous sommes et resterons’, càd que nous n’aurons jamais accès – en tant que non-Japonais – à l’âme profonde du Japon et ce qu’elle implique pour la pratique.

Mais ce n’est pas grave, si nous tentons d’intégrer l’esprit japonais qui est ouverture, curiosité, inclusivité, assimilation, paradoxes, respect et, avant toute chose : la pratique sans cesse répétée.

Corps-esprit ne font qu’un, et chacun le prendra par le bout qu’il veut.

Si c’est l’esprit, il va falloir diversifier, comme le fait Tobie Nathan.
Si c’est le corps, il suffira de poser les mains et de rentrer dans le ressenti, comme nous l’ont montré nos prédécesseurs sur la Voie.

Dans nos pays occidentaux, peut-être y faudra-t-il deux professionnels, un de l’esprit et un du corps pour retrouver un bien-être à tous les étages. Et parfois peut-être pas.

J’ai des clients qui viennent me trouver sans même savoir où ils mettent les pieds ni ce qu’on va faire, on leur a simplement dit que c’était bien. Même comme cela, cela fonctionne, parce que le corps reçoit.

Au fond, le Shiatsu consiste à rendre au corps la place centrale qui est la sienne. Redescendre du lanterneau mental pour revenir au hara, à Kikai, à la mer d’énergie.

J’ai eu récemment comme retour : ‘je ne connais rien d’aussi profond’. C’est que, par le corps, on touche à toutes les dimensions de l’être. Autre débat.

Merci à Tobie Nathan de m’avoir inspiré tellement de choses à partir de son livre ‘Secrets de thérapeute’. Lecture recommandée à tout thérapeute.

Bonne lecture, et bonne pratique !


Un petit bonus ? D'où vient le titre 'les choses visibles et invisibles ' ? Une autre méditation...





Tuesday, 6 December 2022

Secrets de Shiatsu (III) : Etre, paraître, transmettre

Inspiré par la lecture du livre de Tobie Nathan, 'Secrets de Thérapeute'.

Tobie Nathan est, depuis 50 ans, ethnopsychiatre. Il considère que chaque ethnie a son inconscient collectif, son langage, ses traditions, ses mythologies, son rapport au monde des esprits… et que, par conséquent, on ne peut pas traiter cette évidente diversité avec le seul héritage des pères occidentaux de la psychanalyse.

Dans ce livre très inspirant, j’ai trouvé beaucoup de bonnes analogies avec notre pratique du Shiatsu.

Cuillère !


Maintenant que j’enseigne le shiatsu… non, donne cours de shiatsu…, non, transmets le shiatsu… non plus.  Que faut-il dire pour le Shiatsu ?

Je suis prof de langues germaniques à la base, donc supposé capable de faciliter l’apprentissage avec une pédagogie adaptée. Sauf que ‘j
’en gardai aussi une allergie profonde à la pédagogie telle qu’elle se pratique à l’école, dans des classes à longueur de journée, avec des niveaux, des examens et des diplômes. L’école devrait être celle de la vie sous toutes ses facettes’ (in : Le Shiatsu - Un Art Japonais).

On connaît des gens intellectuellement brillants mais humainement déplorables. Inversement, quelques cancres se sont hissés à des sommets. Premier de classe, cela flatte l’ego, sans plus.

L’économiste Charles Gave (abstraction faite de toute conviction politique) ne mâche pas ses mots à ce sujet : La première erreur, c’est de croire que ceux qui ont fait les meilleures études sont les plus intelligents. Etre capable de répéter ce qu’ont dit les professeurs n’est pas une preuve d’intelligence… On a bâti un système d’éducation qui fait monter les gars qui ont une mémoire de cheval mais n’ont aucun caractère’.

Kaamelott, pour les connaisseurs :

  • Il parle notre langue, le roi Burgonde ?
  • Il a suivi des cours. 
  • Arthur ! Cuillère !
Le modèle académique basé sur les distinctions, la compétition, le mérite a certes pu créer quelques têtes bien faites, ce qui est inintéressant si ce n’est pas connecté au cœur, à l’ouverture, à la curiosité, à la capacité de créer des connexions, à la vie concrète, à l’empathie. Une bonne note sur un diplôme n’est finalement révélatrice de rien du tout, on nous attend sur le terrain pour voir ce que nous allons en faire.

Il ne s'agit certes pas de déconsidérer l'intelligence, mais d'éviter l'amalgame avec l'intellect stérile qui s'auto-congratule à travers des systèmes périmés.

La transmission ‘top down’ où le prof en sait plus que ses élèves est dépassée dans un monde 3D où les technologies de communication donnent accès à toute l’information de l’Univers.

Je ne vous ferai pas le coup du 'c'est mieux au Japon'. Depuis l'époque Meiji, le Japon a adopté la méritocratie compétitive et sélective à l’occidentale, en l’exacerbant même encore plus, si possible, dans les domaines économiques, politiques, médicaux, académiques…

Et donc ce modèle (même à supposer qu’il soit correctement appliqué) ne me semble pas adapté du tout à l’enseignement du Shiatsu, où l’on constate parfois l’emploi de termes pompeux empruntés au vocabulaire des ‘hautes écoles’. 

Le dôjô sur l’autre versant

Mais, traditionnellement, dans la sphère des arts martiaux et des pratiques corporelles, les Japonais ont autre chose à proposer : le modèle du dôjô. Dôjô, 道場, littéralement, le lieu de la Voie. Il y a, avant tout, la pratique. Le dôjô est ouvert à tous les pratiquants à tout moment. Tous reçoivent un enseignement adapté. Parfois séparés par grades, parfois mélangés… et c’est le défi pour le ‘Sensei’ 先生 (étymologiquement celui qui est né avant, donc l’ancien) de faire en sorte que chacun en retire ce qui lui convient.

La progression se fait souvent par grades et, s'il y a des 'examens', ce sont surtout des moments de démonstration de savoir-faire et de savoir-être, car il y a aussi une étiquette : on ne se tient pas n'importe comment dans un dôjô et on connaît sa place, ainsi que les tâches qui y sont relatives.

A propos d’ancienneté, avant d’enseigner le Shiatsu, il faut compter une dizaine d’années de pratique en cabinet. Sinon, on dispense un savoir livresque, sans intérêt.

En quoi cela consiste-t-il ? Simplement à monter sur un tatami et partager une expérience, montrer une pratique, donner des directions, susciter l'intérêt et la curiosité, encourager la recherche, donner le goût de la pratique en la faisant ressentir…

Il y a d'abord la pratique de la forme, qui est le kata, nécessaire à intégrer pour nous former nous-mêmes. 

Il y a la répétition incessante de la pratique. 

Il y a la riche compréhension de la vision et de la culture qui sous-tendent et nourrissent la pratique. 

Il y a la technique nécessaire à la pratique, la posture correcte, l’attitude juste, le ma ai. 

Il y a l’attention à avoir pour tous et pour toutes à tout moment. 

Il y a le regard bienveillant.

Il y a l’intuition de l’instant qui fait qu’on ne suit tout à coup plus le ‘programme’. 

Il y a la joie de la pratique, la légèreté, la bonne humeur.

Il y a tant et tant de choses, induites par la passion de notre art.

Le choix qui se présente à nous est donc : 

 Il y a donner cours et transmettre.

Il y a savoir et connaissance.

Connaissance, étymologiquement, naître avec, permettre à un talent de naître, de se déployer, de grandir, permettre aux étudiants de grandir dans un cadre indicatif, inclusif et donc non-limitatif, de mener leur recherche avec une bonne boîte à outils.


Transmettre... Voyons-nous au bout d’une longue chaîne de transmission qui se polit et se renouvelle de génération en génération… et peut-être forgerons-nous les maillons suivants.

Long développement, on marche sur des oeufs… A dire ce genre de choses, je risque de me faire taxer de trouble-fête, de prétentieux ou d’arrogant, tant les modèles classiques sont incrustés dans les esprits. Il ne s'agit pas d'épingler des personnes, mais de changer d'orbite.

Devons-nous creuser sans fin les mêmes sillons, ou tenter de regarder depuis l’autre versant, de penser ‘out of the box’, c.-à-d. sortir des limites communément acceptées et jamais remises en question ?

L'apprentissage permanent auprès de nos vrais Maîtres


Or, voilà que je trouve en Tobie Nathan un soudain allié. L’homme peut justifier d’un excellent parcours académique : psychologue, deux thèses de doctorat, professeur d’université, diplomate… De quoi faire soupirer d’aise les adorateurs du Diplôme d’Or.

Et pourtant, en fin de parcours, voici ce qu’il nous dit :

‘On a tout de suite commencé à me poser la question de la transmission. Comment enseigner ce que j’apprends, et toujours si difficilement auprès des patients ?... Moi je savais qu’enseigner, ce n’était pas savoir, mais apprendre… En matière de thérapie, nous sommes perpétuellement élèves, à l’école du patient, car c’est lui, toujours lui, le seul maître’.

Les patients (en Shiatsu, on dira les clients ou les receveurs) sont nos Maîtres. D’où l’importance de pratiquer longtemps avant d’enseigner quoi que ce soit.

Mais surtout, nous sommes en apprentissage permanent. Chaque séance continue à m’étonner, quelque chose de neuf, de jamais vu ou entendu apparaît… On en apprend sur l’espèce humaine et ce avec quoi nous nous débattons. La réalité dépasse toujours l’imagination. Et parfois, je suis bien secoué, mais j’ai appris. Je remercie tous ceux et celles qui m’enseignent ainsi au fil des séances.

Après, dans l’enseignement proprement dit à l'école Ôdô, qui s’enracine dans cet humus généré par la pratique, j’apprends beaucoup aussi. Il y a cette obligation de montrer et d'expliquer qui contraint à bien clarifier sa pensée.

L’arborescence créée par l’expérience et la réflexion sur l’expérience se rattache nécessairement à un tronc. En enseignant, on ne perd pas le tronc de vue.

Formalisation et formatage des écoles


Un iconoclasme plus loin, continuons avec Tobie Nathan sur les écoles.  ‘Tous ces gens qui m’entouraient voulaient une école, ils voulaient dessiner des filiations, obtenir des labels, des autorisations. Ils voulaient m’instituer en guide, en chef. J’ai toujours refusé. J’ai toujours su que l’école paralyse le maître et empoisonne l’élève’.

Ah, la filiation, le label dûment estampillé, la licence offerts par les institutions officielles (parfois auto-proclamées telles), censés offrir la garantie à vos clients que vous êtes un bon praticien. La seule garantie, c’est que vous avez suivi un nombre d’heures de cours. Et donc, seuls vos clients seront totalement à même de dire que vous êtes un bon praticien, quand vous les aurez aidés. Retour au premier article : la seule légitimité provient de nos clients.

L’école paralyse le maître, l’enfermant dans un cadre qui l’oblige à suivre un moule préétabli (souvent par d’autres) et empoisonne l’élève, chez qui elle peut couper les ailes de la créativité.

Curieusement, nous avons un avis semblable de la part d’une des plus hautes autorités du monde du Shiatsu. M. Masunaga dans ‘Shiatsu et Médecine Orientale’ (p. 111) nous dit en effet : ‘J’ai toujours été opposé à la formalisation du Shiatsu par des écoles… quand on fige la forme de sa thérapeutique en lui donnant une dénomination officielle, le traitement lui-même se distancie de la personnalité propre du thérapeute’.
 

On rétorquera que M. Masunaga a lui-même fondé son école, mais on se souviendra qu’il a quitté un Collège pour fonder une association. Iôkai 医王会signifie en effet ‘Association du Roi de Médecine’, ce qui implique, a priori, plutôt une rencontre de soignants qu’une organisation structurée. Même quand on est un chercheur, il faut bien un minimum de structure en ce monde.


La perte de l’élan initial


Formaliser sa pratique dans un cadre rigide conduit, en d’autres termes, à enseigner une forme stérile et à se couper de la transmission, de l’élan initial. C’est pourquoi tant d’écoles déclinent, une fois le Maître fondateur disparu. Il reste la coquille.

Des Maîtres comme Itsuo Tsuda ou Koichi Tohei ont déploré la détérioration de l’esprit et la perte de sens survenues dans le monde de l’Aikidô après la disparition de Maître Ueshiba, notamment en matière du travail avec le Ki.

On observe cela partout, y compris dans le monde musical, où l’inspiration, dans l’improvisation musicale par exemple, se tarit parfois pour n’être plus qu’un enchaînement sec de formules maîtrisées, sans étincelle.

Et on voit aussi des enseignants jaloux de l’ombre que pourraient leur faire certains élèves extrêmement doués et qui les découragent, leur rognent les ailes, voire leur barrent l’accès à une juste renommée officielle. Combien de génies ainsi bridés ?

Telle est la complexe réalité humaine qu’il importe de bien discerner.

Me vient l’image de la plage :

A marée basse, elle est jonchée de coquilles vides, sans âme, et la mer qui les a nourries se retire dans un lointain souvenir ;

A marée haute, l’élan vital est omniprésent, le mouvement pousse vers le haut, ramène à la terre et il s’agit d’oser se laisser porter.

Sans perdre de vue l'imbrication des cycles, la question est : que voulons-nous pour le Shiatsu ? Et pour nous-mêmes au sein du monde du Shiatsu ?

Se regarder dans le miroir

M. Masunaga nous invite surtout à ne pas nous distancier de notre personnalité propre. Il n’y a aucun mal à être quelqu’un, et nous laisserons les autres egos nous accuser d’ego.

La transmission se nourrit avant toute chose de notre vécu personnel. Qui nous sommes détermine ce que nous transmettons.

Une amie thérapeute me disait récemment  avoir donné un traitement particulièrement long, large et persévérant qui avait fini par porter ses fruits sur un cas a priori inexplicable. Comme je lui faisais part de mon étonnement admiratif devant un tel déploiement de moyens, elle me répondit : ‘Ma pratique aujourd’hui résulte de l'avantage d'avoir passé tant d'années à souffrir et de n'avoir eu de cesse de chercher des éléments de compréhension. Il m'aura fallu passer par diverses disciplines pour mieux me comprendre, m'accepter, soigner et me déployer. Sans cela, je ne serais pas la même thérapeute’.


Ce qui éclaire trois aspects fondamentaux de notre parcours de praticien et d’enseignant :

  1. Nous attirons les gens qui nous correspondent et que nous pouvons réellement accompagner ;

  2. Notre vécu, douloureux et heureux, est ce qui fait de nous de bons praticiens qui comprennent (dans le sens de ‘prendre avec’) intimement et accompagnent sur un chemin qu’ils ont pratiqué eux-mêmes ;

  3. Le premier travail à effectuer est le travail sur soi.

Terminons par Tobie Nathan, toujours en filigrane de ces réflexions : ‘un thérapeute qui se contente de seulement soigner des individus ne guérit personne, son existence doit aussi être une thérapie pour le monde auquel il participe’.

Bon apprentissage et bonne pratique.

Prochain article : Pratiquons-nous de l’Ethno-Shiatsu ?

Sunday, 4 December 2022

Secrets de Shiatsu (II) : écoute et parole

Inspiré par le livre de Tobie Nathan ‘Secrets de thérapeute’


Tobie Nathan est, depuis 50 ans, ethnopsychiatre. Il considère que chaque ethnie a son inconscient collectif, son langage, ses traditions, ses mythologies, son rapport au monde des esprits… et que, par conséquent, on ne peut pas traiter cette évidente diversité avec le seul héritage des pères occidentaux de la psychanalyse.

Dans ce livre très inspirant, j’ai trouvé beaucoup de bonnes analogies avec notre pratique du Shiatsu.

Corps-esprit


Quand on va voir un psy, c’est évidemment pour parler de soi. Ce qui n’est pas nécessairement ni obligatoirement le cas en séance de Shiatsu. Certains demandent s’ils peuvent parler. Fort bien. D’autres ne disent rien. Fort bien. Chacun est comme il est.
 

Je ne suis pas psy. Je n’ai donc pas les compétences pour mener une analyse psychologique. Parfois, il faut même l’exprimer : ‘je ne suis pas votre psy’. Mais on peut parler. 

Comme l’explique Guy Van Huyen, ce n’est d’ailleurs pas parce qu’on est en train de parler ou de montrer quelque chose à des étudiant(e)s qu’on perd le contact avec le receveur/la receveuse. On reste avec lui, avec elle. Cela se travaille.

Très souvent, je constate quand même en séance que les plus volubiles s’apaisent et rentrent dans la sensation, dans la profondeur du toucher.

Dans la vision orientale qui nourrit le Shiatsu, il n’y a d’ailleurs pas de séparation entre corps et esprit. Fondamental au Japon et dans notre pratique est le corps-esprit. En touchant le corps, nous touchons tous les aspects de l’Etre, jusqu’au plus subtil.

Mais en Occident, les catégories sont bien séparées. Il arrive donc que des psychologues m’envoient leurs clients, estimant qu’ils auraient bien besoin d’un ancrage corporel, d’un apaisement, d’un ressenti… Cela va dans les deux sens, c’est une belle collaboration à mettre en place avec des psy avec lesquel(le)s nous nous sentons en affinité. Car, de manière générale, l’homme et la femme ‘modernes’ sont beaucoup ‘trop haut’, déséquilibrés énergétiquement, dans leur tête. Au lieu de tourner rond, cela tourne en rond.

Corps-esprit : comme avec tout le reste, il y a un équilibre à trouver entre ce que c’est et où nous en sommes.

Papotes, parlottes et Parole



Là où cela devient étonnant, c’est lorsque Tobie Nathan, pourtant psychiatre renommé, nous met en garde face au cœur même de son métier.  

‘Levantin’ (né en Egypte), il affirme qu’on parle pour parler, parce que c’est ce que l’humain fait de mieux, la plupart du temps pour rien, sans raison. Il évoque la fascination pour la parole qui s’est emparée de la France de la thérapie dans les années ’60 et a duré des décennies. Et encore aujourd’hui règne ce qu’il appelle ‘la mystique de l’aveu’ (avoue, et tu iras mieux)…

‘Tout cela m’a très tôt semblé préciosité inutile, factice et hautaine, qui plus est’. Il est persuadé que ce dispositif où l’un  parle et l’autre écoute convient mal à la thérapie et même qu’il ‘dessert sa fonction première qui est tout de même de guérir’.

Si on passe son temps à parler, on ne travaille pas, on ne soigne pas. A lire Tobie Nathan, c’est vrai qu’il nous parle plus de séances collectives, de transe, de possession par les esprits, d’amulettes, de fétiches, d’objets animés, de rituels…que d’une conversation sur un divan. L’ethno-psychiatrie, cela doit déménager !

Mais attention ! Il faut quand même, je crois, faire la différence entre la Parole et le bavardage, les parlottes.

André Padoux
, dans son livre très dense intitulé ‘L’énergie de la Parole’(p.17) fait état de ces Traditions pour lesquelles la pensée ne se dégage jamais du mythe. ‘La Parole prononcée à l’origine des temps est une force créatrice et efficace, une énergie (shakti) à la fois cosmique et humaine, dont l’homme peut s’emparer au moyen des formules (mantras) dans lesquelles elle s’exprime (formules ayant aussi valeur magique et ordinairement liées à des rites) et s’égaler par là aux dieux ou au premier principe créateur lui-même. Pensée où toute forme de parole, aussi, participe en quelque sorte de cette puissance magique’.

Tobie Nathan évoque d’ailleurs ces pratiques lorsqu’il nous parle de théurgie, du nom caché de Dieu, qui donne à l’homme la puissance créatrice (l’histoire du Golem). Nous voilà partis sur des univers fascinants avec la pratique (véritable) des mantras ou, version japonaise, le kototama (syllabes ‘âme des mots’). De quoi écrire quelques livres.

Revoir la qualité de l’écoute et de la parole


Dans nos séances de Shiatsu, la dérive est facile de nous étaler sous la forme de parlottes et papotes se voulant bienveillantes et compassionnelles, certes, mais bien loin de ce pour quoi on vient nous voir, consciemment ou non.

Nous rendons au corps la place qu’il a perdue, nous ramenons au ressenti et à l’écoute du corps. Nous avons avec nos mains une voie directe pour y arriver par le toucher. Parler est un détour. Dans certains cas, il faut emprunter la déviation. A nous de voir.

Tobie Nathan nous invite par son livre à revoir la qualité de l’écoute et de la parole qui sont échangées en séance.

L’écoute est la condition première d’un véritable travail. Elle consiste à laisser le receveur s’exprimer (language et body language), à ne pas le couper ou l’orienter en fonction de ce que nous croyons ou pensons savoir qui serait bon pour lui. L’écoute véritable est silencieuse.

Les mots que nous entendons ne viennent pas titiller le mental, ils sont reçus dans le cœur, sans jugement, sans commentaire, sans avis… Ce ressenti est fondamental.

Les mots qui nous viennent ensuite montent de ce même ressenti. 3 ans plus tard, une cliente m’a rappelé ce que je lui avais dit et combien cette parole avait changé sa vie. Je ne m’en souvenais pas. Dans l’instant, c’est ce qui est venu.

Il y a deux mots en Japonais, propres à la Médecine orientale, pour éclairer et nuancer ce que devraient être l’écoute et la parole : ‘Bunshin’ et ‘Monshin’.

Bunshin


Shin est souvent mal traduit par un vilain mot interdit, proscrit, suspect et mis à l’index, commençant par ‘d’. Il a pourtant une connotation clairement en rapport avec un traitement, mais la signification profonde serait plutôt ‘énoncer clairement sa pensée’.

Dans le kanji
, on lit en effet à gauche ‘parler’ (mieux encore ‘cœur sorti de la bouche’) et à droite ‘rendre clair’.

Donc énoncer clairement sa pensée en faisant ‘Bun’.

M. Masunaga, dans ‘Shiatsu et Médecine Orientale’ va au fond des étymologies.

聞診 Bunshin : ‘énoncer clairement sa pensée en cherchant à entendre, à distinguer par l’oreille, quelque chose d’indistinct’. Le kanji montre en effet deux portes et une oreille au milieu. Donc, écouter aux portes en quelque sorte, tenter de percevoir ce qu’on dit à huis clos.
‘Bun’ incluant également l’idée de perception par l’odorat, on ajoute parfois cette notion.

A ne pas confondre, nous dit M. Masunaga, avec Chôshin, qui s’écrit
聴診 et renvoie à l’auscultation occidentale (avec le stéthoscope, par exemple), comprenant l’idée d’un examen prudent.

A partir de là, nous avons plusieurs pistes de réflexion et de travail :

  • L’attention aux bruits du corps qui se déclenchent régulièrement en séance, aux soupirs, aux modifications de la respiration, aux craquements qui parfois se produisent spontanément. Je trouve un ventre totalement silencieux bien plus inquiétant qu’un ventre qui s’exprime dès qu’on le touche, par exemple.

    Si nous pouvions entrer dans notre corps, nous percevrions un bruit terrible et permanent, le sang qui coule dans les vaisseaux, la déglutition, les battements cardiaques, le péristaltisme… tout cela a une musique, fonctionne ‘tout seul’, et sans doute en deviendrions-nous conscients si nous arrivions à arrêter le bruit permanent d’en haut, celui des pensées, qui occupe généralement toute notre attention.

    Bref, le corps parle un langage a priori indistinct, à nous de décoder.

  •  Bunshin nous invite surtout à aller au-delà du symptôme et à chercher la cause cachée du problème. ‘Quelque chose d’indistinct’ est en effet souvent à sa base, que ce soit de l’ordre du non-dit, de l’informulé, de l’inconscient, du passé…

    Faut-il interroger ? Parfois. Quelques mots, noyés au milieu d’un discours, peuvent amener une certitude. Et à d’autres moments, nous trouverons simplement en posant les mains à distance du symptôme…

  • Orient et Occident ne s’opposent pas et se rencontrent souvent. On pourrait ainsi faire un pont entre Bunshin et Chôshin, avec les travaux de Gerda Boyesen, fondatrice de la psychothérapie biodynamique. Surnommée ‘la dame au stéthoscope’, elle écoutait les ventres de ses clients, énonçant qu’on pouvait résoudre les stress psychologiques en travaillant sur le système digestif (digérer ses problèmes). Elle appelait ainsi les bruits intestinaux ‘psycho-péristaltisme’ et proposait des massages profonds pour traiter le physique et le psychologique.

    Voilà qui ne nous paraîtra pas si étrange, maintenant qu’on parle des neurones intestinaux, qu’on sait que le hara est une zone intensément émotionnelle et que corps-esprit ne font qu’un. Encore une piste bien intéressante à explorer…

Monshin


Après l’écoute, la parole.

Shin
 : énoncer clairement sa pensée.
Et Mon :
L’image des deux portes est toujours là, mais au milieu se trouve une bouche cette fois. Et donc, c’est comme si nous parlions, mais face à une porte fermée. Le sens est alors : ‘ questionner verbalement quelqu’un sur ce qu’il tient caché dans son cœur’.

Monshin retraduit devient donc : ‘énoncer clairement sa pensée en questionnant verbalement quelqu’un sur ce qu’il tient caché dans son cœur’.

Cela me rappelle le Dr House : ‘Patients lie’. C’est-à-dire qu’ils ne nous donnent pas toujours la vraie raison de leur venue, soit sciemment, soit parce qu’elle n’est pas de l’ordre du formulé. Il est d’ailleurs des choses que l’on ne peut dire la première fois, il y faut une relation de confiance, qui se construit avec le temps.

Propres aux deux ‘Shin’ est l’aspect caché. Avec  ‘quelque chose d’indistinct’ et ‘ce qu’on tient caché dans son cœur’, il va s’agir, pour nous, de ne pas nous arrêter aux apparences. Il nous incombe d’aider à l’exhumation et à la formulation de la cause profonde. Nous savons d’ailleurs que le symptôme est la manifestation de quelque chose de profond et que traiter le symptôme ne traite pas la cause.

De l’ordre de l’informulé


En tant que praticien de Shiatsu, nous savons que le premier moyen ne sera jamais la parole.

Tobie Nathan nous confirme dans ce ressenti depuis sa position privilégiée au cœur d’un art de la parole. C’était pour moi très étonnant et très stimulant de lire cela.

Le travail profond s’effectue en effet sans un mot, à un moment où la présence s’installe dans le silence.

Dans cet indistinct, ce contact qui n’en est plus un et se fait fusion, où il n’y a plus lui et moi ou elle et moi, où le Souffle traverse et anime, soudain quelque chose apparaît, s’en va, se réinitialise, il y a ce frémissement profond et joyeux… la personne se lève et le visage a changé.

Secret de thérapeute de Shiatsu… chacun est en chemin.

Je n’en dirai rien, car formuler oriente le ressenti.

‘Pour savoir vraiment ce qu’est le Shiatsu, il faut recevoir une séance, le ressentir dans son corps’.


Dans le prochain article, nous partirons de ce que nous dit Tobie Nathan sur la transmission.





Friday, 2 December 2022

Secrets de Shiatsu (I) : thérapeute, légitimité et premiers instants

 Inspiré par le livre de Tobie Nathan ‘Secrets de thérapeute’


Tobie Nathan est, depuis 50 ans, ethno-psychiâtre. Il considère que chaque ethnie a son inconscient collectif, son langage, ses traditions, ses mythologies, son rapport au monde des esprits… et que, par conséquent, on ne peut pas traiter cette évidente diversité avec le seul héritage des pères occidentaux de la psychanalyse.

Dans ce livre très authentique, j’ai trouvé beaucoup de bonnes inspirations pour notre pratique du Shiatsu.

Aujourd’hui : Sommes-nous des thérapeutes ? Sommes-nous légitimes ?  Retour aux premiers instants.

Thérapeute ou pas ?


Thérapeute, ouh, le vilain mot, qui, sous certains cieux, suscite de suite l’ire des censeurs sentencieux dévoués à une version autoritaire et monopolistique de la science, génératrice au final de novlangues et de stratégies pour se faire à faire sans dire.

A un autre niveau, la vraie question est : sommes-nous des thérapeutes ?

Comme toujours, il conviendrait de revenir à l’étymologie, sens premier du mot, nécessairement dilué, galvaudé, mal traduit, voire perverti au cours du temps.

Jean-Yves Leloup
(Prendre soin de l’Etre – Philon et les Thérapeutes d’Alexandrie)  nous rappelle cette nécessité de revenir aux origines.  Philon d’Alexandrie a vécu précisément aux alentours de la naissance et de la mort du Christ. Il décrit une communauté juive appelée ‘les Thérapeutes’ , vivant aux environs d’Alexandrie selon des règles qui leur sont propres.

Au temps de Philon, le mot grec ‘therapeutès’ signifie à la fois ‘servir, prendre soin, rendre un culte ‘ et ‘soigner, guérir’. Un cuisinier ou un tisserand est, pour Platon par exemple, un ‘therapeutès somatos’, un thérapeute du corps.

Ainsi, nous dit Jean-Yves Leloup, un thérapeute est un tisserand, un cuisinier, quelqu’un qui prend soin du corps et des images qui habitent son âme, qui prend soin des dieux et des paroles que ceux-ci disent à son âme (c’est donc un psychologue), il prend soin de son éthique, il veille à être heureux, simple, sage… Et il sait prier pour la santé de l’autre, c’est-à-dire appeler sur lui la présence et l’énergie du Vivant qui seul peut guérir toute maladie et avec qui il coopère.

‘Le thérapeute ne guérit pas, il prend soin, c’est le Vivant qui soigne et qui guérit’.

Personne ne guérit personne. Paracelse disait déjà au 16ème siècle : ‘l’homme propose, mais c’est Dieu qui guérit’. Même ceux et celles que l’on appelle, faute de mieux, guérisseurs et guérisseuses.


Jean-Philippe De Tonnac (Le cercle des guérisseuses) apporte ici la nuance qui s’impose : ‘ Guérisseuses : si le terme ne fait pas l’unanimité chez elles, il a le mérite de dire les choses le plus simplement du monde. Des femmes dont les mains, les gestes, le regard, les intentions, les pensées, la vie tout entière, sont tournés vers la guérison’.

Donc, si quelqu’un guérit après un traitement, c’est que son thérapeute n’a qu’un but dans la vie, l’aider à aller mieux.Je ne vois en cet homme nul motif de condamnation’, disait déjà Ponce-Pilate, avant de retourner sa toge.

Devenir thérapeute résonne parfois comme une vocation, un appel auquel il n’est pas possible de se soustraire. Tobie Nathan, commence par dire : ‘Thérapeute, je l’ai été tout au long. Décidé à forcer le destin, j’ai commencé bien avant d’y être autorisé, j’avais à peine 18 ans’.

La voie thérapeutique connaît bien des itinéraires. En Shiatsu, nous prenons soin des gens qui viennent nous voir, nous posons les mains et nous tentons de rendre au corps sa faculté d’auto-guérison. Nous sommes donc bien des thérapeutes, quand on a bien compris ce que veut dire thérapeute.

Par contre, nul besoin de se revendiquer thérapeute si c’est pour créer des catégories, des niveaux, des compétences illusoires. Les réflexions comme quoi l’on pratiquerait du shiatsu thérapeutique, par opposition à d’autres qui ne feraient que de la relaxation, sont déplacées et déplaisantes.

Car dès que l’on pose les mains dans cet esprit qui prend soin, avec toutes nos capacités du moment et tout notre cœur, et que la personne se sent mieux après la séance, nul besoin de qualifier ou de disqualifier… c’est, au sens premier, de la thérapie.

Les dérives sectaires qu’on nous agite sous le nez dès que l’on emploie certains mots, ne sont pas propres à nos pratiques, techniques et arts bien exercés. Elles sont le fait d’individus isolés dont le comportement déviant s’exercerait en fait dans n’importe quelle discipline.

Bon thérapeute ou pas ?


Ensuite vient le doute de savoir si nous nous y prenons bien. Lors de stages, d’échanges… on entend régulièrement, que ce soit exprimé ou en filigrane, des doutes sur la légitimité. Suis-je bien à ma place, suis-je bien compétent, suis-je la bonne personne pour aider les autres ?

‘C’est le doute qui pousse l’homme en avant’, nous dit Paulo Coelho.

Tobie Nathan, lui, ne s’en cache pas : quelles qu’aient été les distinctions qu’on lui a attribuées, ‘je ne me suis senti à ma place dans aucune, obsédé par le sentiment d’être un usurpateur. Jusqu’à ce que je comprenne, il y a peu, que ce sentiment est inhérent à la fonction de thérapeute’.

En effet, ‘reste la question lancinante de sa propre légitimité. Qu’est-ce qui m’autorise à bricoler les devenirs, à modifier l’ordre des choses ?’

Etre thérapeute ne consiste donc certainement pas à se mettre au-dessus des autres, à décider à leur place, à régler leurs affaires, à les pousser à ceci plutôt que cela. Le gourou, c’est celui qui décide à votre place de ce qui est bon pour vous. Les influenceurs, c’est sur les réseaux sociaux. Les mots ‘vous devez’ et ‘il faut’ n’ont pas leur place dans nos cabinets.

Qu’un thérapeute de renom continue, aujourd’hui encore, à douter, serait plutôt rassurant.

La rate qui se dilate…


Je mettrais toutefois une nuance pour le Shiatsu. Car ce sentiment d’usurpation me paraît plutôt du domaine du mental et des thérapies du mental.

En ce qui nous concerne, en effet, il suffit de revenir à la base ‘poser les mains’, de nous faire confiance, d’entrer dans le ressenti, de détecter… et non de douter de ce que nous ressentons. Tout ressenti est bon et ‘normal’, tant chez les receveurs que chez les donneurs. Je m’aperçois, avec le temps, que mes mains savent quoi faire et vont où les points appellent (étymologie de ‘tsubo’, d’ailleurs).

Mais on voit bien les tentatives d’intellectualisation du Shiatsu, par l’instauration de ‘principes’,  de protocoles rigides ou de tableaux à appliquer. Cette façon de faire (ou de ne pas faire, au final) est immanquablement génératrice de doute sur le choix du traitement qui va être donné. Or, s’il est opportun de douter de quelque chose, ce serait plutôt des tentatives d’intellectualiser le Shiatsu.

En quelque sorte, nous ne pensons ‘rien’ et c’est là qu’est la véritable puissance : écouter l’autre et non notre bavardage intérieur, accueillir et non parler, avoir l’intention et non vouloir, discerner et non choisir, en imposer sans s’imposer…

Savoir qu’on ne sait pas n’est pas de l’usurpation, mais de l’humilité. D’ailleurs, les praticien(ne)s expérimenté(e)s vous le diront : plus on avance, moins on en sait, moins on comprend, mais la séance se fait quand même.


Et revoilà Shoshin


Ce qui nous ramène à nos débuts de praticien(ne).

Quand on débute, nous dit Tobie Nathan, on ne pense guère à douter et c’est peut-être grâce à cette inconscience que les apprentis sont souvent plus efficaces que les maîtres. Ils ne s’embarrassent pas de mille considérations et ont le désir sincère d’aider les gens. Peut-être aussi ont-ils foi en l’efficacité de leur pratique, apprise en partie par conviction.

On retrouve là l’esprit dôjô : les ‘débutants’ ont quelque chose à apprendre aux ‘anciens’ et inversement.

On évoque ici le mot Shoshin
初心, concept Zen popularisé par Shunryu Suzuki, généralement traduit par ‘esprit du débutant’ (beginner’s mind), traduction qui semble justifier un académisme déplacé en matière de Shiatsu. Une approche scolaire, non de Maîtres mais de maîtres d’école.

Comme à l’accoutumée, l’étymologie va nous aider.  

Dans ,nous trouvons les significations de vêtement,  couteau/ épée (radical)… Quel est le rapport ? Julien Chabert (Réflexions sur Shoshin dans la Voie, ou une maïeutique de la connaissance dans les traditions orientales) nous fournit la réponse : ‘L'histoire que nous raconte ce caractère à travers ses clés est  : un vêtement à côté d'un couteau représente le rouleau de tissu que l'on coupe pour faire un vêtement. Le rouleau est rompu pour la première fois, souvent cela se faisait au début de l'année, on prévoyait, raccommodait les vêtements pour le reste de l'année. On peut penser aux politiques qui inaugurent un lieu ou un événement en coupant un ruban, la symbolique est la même pour ces deux gestes’. Sho, c’est donc la première fois.

 Shin  , traduit par cœur, désigne en effet l’organe et, au-delà, un état d’esprit (mind). J’ai fini par retenir la traduction ‘ressenti profond’ qui me semble rendre le mieux ce que l’on veut dire.

Dans le contexte de notre pratique, j’aime donc traduire Shoshin par le ressenti profond de la première fois’, qui s’invite à chaque séance, non par feinte humilité, mais par évidence ressentie.


Poser à chaque fois les mains comme si c’était la première fois… dans cette expectative un peu tremblante, mais qui annonce toujours les prémices d’un changement… aucun doute possible là-dessus.

Quant à la légitimité, elle vient de nos client(e)s uniquement, pas de nos profs, nos maîtres, nos collègues…


‘Secrets de thérapeute’ propose bien d’autres inspirations. Dans la partie II, nous évoquerons l’écoute et la parole.