Analyse et symbolique de deux kanji pour notre pratique
Lorsque nous apprenions les points, Maître Kawada nous incitait à aller voir les noms et leur signification, nous disant qu’il y avait là un sens et une symbolique. En effet, si les Anciens ont passé leur temps à tous les nommer, il doit bien y avoir une raison.
Etrangement, très peu s’y intéressent, leur préférant la numérotation. C’est oublier que cette numérotation ne signifie rien et qu’elle est, de plus, très récente. La version moderne (et simplifiée) de l’acupuncture, remontant à Mao, a introduit les numéros de points… ce que l’on nous vend sous le vocable de ‘MTC’.
Prenons le cas d’un point très important.
Si je vous dis que je travaille ‘VG 4’ ou ‘DM 4’, cela ne veut strictement rien dire, à part, éventuellement, m’aider à me repérer sur le trajet du méridien, voire anatomiquement : sous l’apophyse épineuse de la vertèbre L2. Mais en soi, le fait que ce point vienne en 4ème place n’est pas signifiant.
Si je vous dis par contre que je travaille ‘MEIMON’, me voilà bien obligé de vous dire ce que ce mot signifie et de comprendre ce que je suis en train de faire.
Voyons où cela nous mène.
Regarder les traductions
Bien sûr, je pourrais m’appuyer sur une traduction, mais, laquelle ?
Lorsque je travaillais le Yi Jing avec Rose-Marie Beckers (Ecole Djohi de Cyril Javary pour la Belgique), nous avions pour habitude d’analyser un hexagramme tous les mois et nous cherchions toutes les traductions existantes.
Exercice très enrichissant : aucune n’était la même, elles se situaient même parfois aux antipodes l’une de l’autre. Laquelle était la bonne ? Aucune, à moins de les prendre toutes ensemble, seule condition pour rendre toute la subtilité de l’original chinois.
L’intérêt était plus dans ce que les traducteurs avaient perçu de la signification, ce qu’il avaient préféré ou ignoré, de par leurs accointances ou leur arrière-plan culturel. Wilhelm, par exemple, était un pasteur protestant établi en Chine. Il utilise des concepts religieux inexistants pour les Chinois mais signifiants pour lui.
Ce n’est qu’avec des sinologues comme Cyril Javary, le père Claude Larre et Elisabeth Rochat de la Vallée (pour ne parler que de ceux que je connais) qu’on s’est mis à juste traduire signe par signe les idéogrammes, sans surajouter de l’interprétation ou faire des liaisons qui n’y sont pas.
Etonnamment, ou pas, il en va de même pour nos points.
MING MEN ou MEIMON ou comment dire ?
Ainsi, notre point VG /DU 4 s’écrit 命門 et se prononce en Chinois MINGMEN et en Japonais MEIMON.
Appliquons la méthode et voyons ce que nous trouvons
comme traductions :
- Kawada : Porte de la Vie
- Tsubook : Porte de la Vie (Tsubook suit la
plupart du temps Kawada, curieusement)
- Docteur Chamfrault (Traité de Médecine Chinoise) :
Porte de la Vie
- Philippe Laurent (L’Esprit des points) : porte de
la vitalité / porte du destin
- Omura (Acupuncture Medicine) : Gate of Life
- Elisabeth Rochat (101 notions-clés de la Médecine
chinoise) : Porte de la Destinée
- Précis d’acuponcture chinoise : ne se risque pas à la traduction.
Même si un assentiment global semble se dessiner pour ‘Porte de la Vie’, on est
en droit de se demander pourquoi d’autres (et non des moindres) préfèrent
Vitalité, Destin ou Destinée. Ce n’est pas du tout la même idée.
Dès lors, si les numérotations, prononciations et
traductions ne nous éclairent pas, il nous reste l’étymologie, c.-à-d. regarder
comment le kanji s’écrit, d’où vient le signe et ce qu’il signifie
profondément.
Etymologie
Le mot ‘Kanji’ ( ‘idéogramme’) signifie l’écriture des Han (des Chinois), comprenant par là que les Japonais ont emprunté puis se sont approprié cette façon d’écrire aux Chinois, parmi bien d’autres choses.
Pour MON 門, le kanji est très simple et signifie ‘porte’. On voit bien effectivement la représentation graphique de deux vantaux qui s’ouvrent et se ferment. Dire ‘Porte’ implique un endroit de passage, une entrée et une sortie. Les Points de Porte (il y en a ainsi 19 sur tout le corps) sont donc des points qui permettent à ‘quelque chose’ d’entrer ou de sortir.
MEI 命 va être le cœur de la
compréhension. Quand ce kanji est pris isolément, il se prononce INOCHI (particularité
de la langue japonaise de prononcer à la Chinoise ou à la Japonaise).
Le dictionnaire (j’utilise Jisho.org d’excellente qualité) traduit par :
vie, force de vie, étendue de vie, durée de vie, cœur (au sens de centre,
core), fondation, chose la plus importante, destin /destinée, décret, ordre….
Un seul kanji revêt des significations très diverses et nous comprenons déjà
pourquoi les traductions sont si différentes. Chaque traducteur a pris un
aspect, qui lui semblait le plus pertinent. Il me semble que nous devons rester
en-deçà, c.-à -d. choisir un mot, tout en n’excluant pas les autres
connotations et en les gardant à l’esprit.
D’autres éléments de compréhension
Pour arriver à déterminer la meilleure formulation, rappelons-nous la position de Meimon : entre les deux points Yu des Reins, Jinyu 腎俞 (‘V23’).
Le point MEIMON, nous dit Philippe Laurent est en rapport avec l’énergie originelle, primordiale, le GENKI, conservé par les Reins.
Elisabeth Rochat plonge dans l’étymologie et nous dit ; ‘命, c’est une bouche qui donne un ordre : le commandement donné par un supérieur, le décret, le mandat du Ciel.
Chacun doit se conduire en fonction de la nature première qui lui a été conférée par le Ciel, cultiver ses qualités et dispositions innées. Celui qui reste fidèle à sa nature originelle maintient sa relation au Ciel, reçoit la lumière de ses esprits, connaît la règle de ses actions. Il accomplit ainsi la Vie à laquelle le Ciel le destine, celle qui se déroule en fonction de l’ordre naturel inscrit en lui’.
命 est donc la force vitale, le sort individuel, la durée allouée à chacun, et en même temps la vie personnelle à mener, le destin à accomplir.
Me vient l’image du flux de la Vie qui coule en nous de notre premier inspir à notre dernier souffle : notre destin consiste à accompagner le mieux possible ce flux de vie et à ne pas lui faire obstruction, ‘go with the flow’ en quelque sorte.
On ajoute le caractère ‘Mon’ pour Porte, parce que c’est là le passage de l’entrée dans la vie et donc, l’endroit de l’entrée dans la forme, dans le monde des phénomènes, la transition entre Ciel Antérieur et Ciel Postérieur.
On voit donc mieux tout ce qu'on veut dire quand on dit 'Meimon'.
Risquons une traduction
Si je devais choisir une traduction parmi celles citées ci-dessus :
- Porte de la Vie est correct mais ne rend pas toutes
les nuances ci-dessus.
- Porte de la Vitalité se rapproche de l’énergie GENKI
et des Reins, mais ne rend pas l’idée de mouvement.
- Porte du Destin est trop connoté, nous avons en
Occident l’idée détestable du Fatum Romain ou de la Moira grecque, qui implique
la prédestination et la soumission à la fatalité. Or il s’agit bien plutôt
d’honorer et de nous aligner sur notre nature première reçue à la naissance,
discerner l’ordre naturel en nous et l’accomplir. Ce qui enlève l’idée de choix
et libère, paradoxalement. Autre sujet.
- Porte de la Destinée est le plus juste (si on enlève l’idée de pré-programmation)
J’aime bien Porte de la Destination, ou Porte du Sens de la Vie, parce que cela amène la représentation de ce flot de vie qui coule en nous et forcément va quelque part.
Le chapitre 19 du Tchouang Tseu (philosophe taoïste), intitulé précisément ‘Le sens de la Vie’, raconte cette anecdote de l’homme nageant aisément dans une rivière impétueuse où nul être vivant ne pouvait se tenir. A la question de révéler son secret, il dit : 'Je fais corps avec l’eau, descendant avec le tourbillon, remontant dans le remous. Je suis le mouvement de l’eau, non ma volonté propre. Voilà tout mon secret. .. Depuis que j’ai perdu toute notion de ce que je fais pour nager, je suis dans l’eau comme dans mon élément, et l’eau me supporte parce que je suis un avec elle'.
Belle image de ce que l’on veut dire quand on parle d’accomplir
notre vie : Inochi.
Symbolique et connexions
Voilà qui ouvre d’immenses espaces de recherche et de travail. Vu toutes ces
connotations, nous comprenons que travailler ‘MEIMON’ ne va pas être innocent.
Quand je pose les mains là, que je touche ce point, je touche l’origine de la
Vie, la porte de l’énergie vitale, la Source, sa matérialisation dans
l’existence, l’énergie des Reins, j’aide l’élan vital qui mène vers le dernier
jour, j’aide la vie à s’écouler sans encombres.
Ce point est situé sur le koshi (zone des lombes). L’élan vital vient du koshi,
c’est sûr. Le dernier weekend que j’ai passé à pousser des brouettes de terre
vient confirmer cela. Nous ne sommes pas tirés vers l’avant, nous sommes
poussés dans le dos.
Si la polarité s’inverse, nous tombons en arrière dans le grand océan de
l’inconscient, happés par l’émotion de peur liée aux Reins et localisée
précisément à cet endroit.
En pressant Meimon, j’entre de plain pied dans la vie et j’avance sur cette
Voie au rythme naturel du receveur, de la receveuse.
J’offre également de l’appui et du soutien lorsqu’il est nécessaire de pauser
et de se reposer, en posant simplement les deux mains à plat sur cet endroit.
Il est bon de pouvoir s’appuyer sur quelqu’un et d’alterner les phases
d’avancée et de repos. Tout élan part d’un appui.
Connaître le nom ‘MEIMON’ et sa signification permet
de discerner tout cela, d’affûter ma compréhension et de tenter des connexions
avec des points qui, de par leur signification et leur position, vont
‘résonner’.
- Que pensez-vous de MEIMON / SEKIMON, Porte de Pierre, point BO du Triple
Réchauffeur, ouvrant au GENKI la Porte des 3 Foyers ?
- Ou de MEIMON / KANGEN, Barrière du GENKI, Point BO de l’Intestin Grêle, ouvrant
la barrière pour libérer le GENKI retenu pour de multiples raisons ?
- Ou encore de MEIMON / KIKAI, Mer d’énergie, connectant ainsi Koshi et Hara,
élan vital et matérialisation ?
- Ou enfin de MEIMON / SHINKETSU, travaillant puissamment l’origine de la Vie au travers des Merveilleux vaisseaux ?
Connaître le nom des points ouvre un champ de possibles et ajoute une interprétation symbolique à notre travail.
Car, de même que le symbole n’a de sens que s’il est agissant, de même une simple connaissance livresque des noms de points ne mènerait à rien qu’à une fugace satisfaction intellectuelle, stérile dans le sens où nos receveurs n’en profiteraient pas.
La pratique, d’abord la pratique, sous-tendue et soutenue par la connaissance. Même si la connaissance ne dit rien sur la qualité de la pratique.
Autres associations
Ensuite, cerise sur le gâteau, nous pouvons associer à des phrases ou des mots où le même kanji apparaît.
Pour INOCHI, c’est assez évident (en fait, j’ai choisi le mot par solution de facilité).
Nous avons :
Namikoshi
OSEBA INOCHI NO IZUMI WAKU, deuxième partie du célèbre slogan de M. Namikoshi. Je renvoie au chapitre 5 de mon livre ‘Le Shiatsu, un Art Japonais’ pour une analyse détaillée de ce slogan par les kanji.
Le fait est que M. Namikoshi emploie le mot ‘Inochi’ (car il y en a évidemment bien d’autres pour évoquer la Vie) et toute l’analyse ci-dessus nous fait penser que ce n’est pas par hasard. Le Shiatsu concerne donc bien Inochi.
Mais la traduction ‘en pressant, on fait jaillir les sources de la Vie’ est insatisfaisante si on regarde les kanji. Un sens plus juste serait : Si on fait des pressions verticalement, le flux impétueux de la Vie jaillit soudainement.
Car ‘izumi’ signifie une eau bouillonnante avec une écume blanche. C’est plus l’idée du doigt qu’on met sur le tuyau d’arrosage. Un lâcher soudain fait jaillir une eau moussue, car sous pression.
L’énergie qui sous-tend la Vie et surgit à Meimon est de cette nature : c’est de la haute pression. Voilà qui nous renseigne sur la nature de ce qui se travaille ‘là’ avec le Shiatsu.
Nakazono
INOCHI , sous-titré « Le Livre de la Vie », est le titre d’un livre de M. Nakazono, Maitre de Shiatsu et d’Aikido.
On y trouve, par exemple, cette affirmation : « nos ancêtres ont saisi l’ordre complet de la manifestation de la vie humaine comme un passage de l’a priori à l’existence réelle de l’être vers les phénomènes universels a posteriori, pour revenir à l’a priori. C’est le cycle complet de la manifestation universelle ».
Quand on dit « inochi », on entend donc même
bien plus que l’espace entre la naissance et la mort d’un individu, mais plutôt
l’énergie vitale, non-manifestée puis manifestée, ou, si vous préférez :
Ciel Antérieur et Postérieur. La Vie avec une majuscule.
Inari norito
Un norito est une incantation rituelle propre au Shintô. On adresse au kami des mots de remerciements ou une demande. Dans l’Inari norito, il s’agit du kami Inari, qui apporte bienfaits et prospérité et est représenté par le renard blanc.
Le texte dit ‘Kakiha ni tokiha ni inochi nagaku’ - ‘Accorde une longue vie, forte et solide’. Le but du norito est d’obtenir cette longue vie pour pouvoir travailler avec un cœur sincère. Un peu plus loin, il continue par ces mots ‘Si je commets une erreur, si je dévie de mon chemin Je prie le kami de m’aider à corriger mon chemin - Que de nouveau je puisse entendre clairement - Et que de nouveau je puisse être avec un esprit ouvert.
Voilà qui est bien propre au Shintô : mener une vie heureuse en harmonie avec la Grande Nature, corriger ses erreurs et donc accompagner fluidement le flux de la vie. Nous sommes bien dans cette idée de Meimon / Inochi !
Conclusion : un travail titanesque ?
Mais pour les grands points… est-ce pertinent, ou pas, de chercher un peu l’étymologie des points et la façon de la transcrire dans la pratique ? Je vous laisse en décider pour vous-même.
En tout cas, cette méthode est intégrée, quand c'est pertinent, à la transmission telle que la pratique l’école Ôdô Shiatsu, où j’ai le plaisir d’enseigner.
Bonne pratique !