L’après-midi est tranquille. Je m’installe au salon. Devant
moi, du thé japonais matcha, moulu patiemment à la meule de pierre, au goût si
vert et si minéral, battu avec le petit fouet en bambou et servi dans ce beau
bol en bois de chêne acheté un jour au Japon. En accompagnement, un morceau de
chocolat 100% à base de fèves criollo, les cacaoyers natifs d’Amérique latine qui
donnent un chocolat pâle et légèrement acidulé.
Pas n’importe quel thé, pas n’importe quel bol, pas
n’importe quel chocolat. Snobisme ? Ce serait jugement. Choix délibéré,
plutôt, de la qualité et de la beauté, choses inscrites dans les gènes au
Japon, pays du shiatsu. Choix de l’attention, au sens bouddhiste, à ce que l’on
mange et boit, par respect pour ce que la nature et le savoir-faire des hommes
a produit, en harmonie. Conscience du bonheur d’être au XXIème siècle et de
pouvoir bénéficier facilement de ces belles et bonnes choses. Gratitude.
Ce n’est pas tant qu’il faille attribuer un sens aux actes banals
du quotidien, tels que manger, boire, se laver, s’étirer, se promener, ou se
tenir simplement en silence. C’est question d’attention et d’intention.
L'attention
La pleine attention consiste à tenter de devenir conscient à
tout ce qui est là. Thich Nhat Hanh,
moine Zen coréen célèbre par son enseignement, raconte ainsi un exercice de
pleine attention au départ d’une tasse de thé. En se concentrant, on peut
remonter à la genèse même du thé que l’on boit : le travail des hommes, la
pluie, le soleil et le vent sur le théier, le passage des 4 saisons, les oiseaux qui s’y posent, son enracinement
dans la terre, les feuilles qui poussent. Quand on a remonté tout
l’enchaînement des causes et effets qui ont produit cette tasse de thé (idem
pour la tasse et pour l‘eau), on est conscient de ce que l’on boit, et
l’attention se poursuit après sur les sensations dans le corps.
En traitement shiatsu, nous tentons de même d’atteindre cet
état de pleine attention pour la personne qui vient nous voir, dans l’écoute,
la non-interprétation, le non-jugement, l’ouverture à ce qui est là. Lors d’un
récent stage de Seiki Soho, avec Frans
Copers, il y avait aussi cette attention totale à ce qui est là, et tout à
coup, la main s’en va, spontanément, toucher l’endroit qui
« appelle ». En Seiki, il est question là de résonance, ce qui vient
faire vibrer nos fibres les plus profondes.
L'intention
Quand on prête attention aux actes du quotidien, on peut
aussi les accomplir avec une intention. Je dirais presque les offrir, les
dédier à quelque chose ou quelqu’un, ou simplement les accomplir en gratitude.
En shiatsu semblablement, on peut mettre une intention dans son travail, ou
aucune intention, pour laisser s’exprimer le corps qui reçoit. Masunaga dit que l’intention suffit, d’autres
disent qu’il n’en faut pas. Cela dépendra du moment et de la personne, mais au
minimum, la bienveillance sera l’intention profonde. L’état de bienveillance et
de gratitude est très puissant. Alors, l’esprit Shin (qui est, notamment,
l’entité psychologique, harmonisante, correspondant au cœur) peut s’exprimer
pleinement et la joie est présente. Joie ou jubilation ? Les théologiens
disent que la prière de louange est la plus puissante, car elle est
désintéressée. Quand on dit merci, c’est pour quelque chose et à quelqu’un. On
peut être dans la gratitude pour tout et rien, sans raison précise. On peut
s’adresser à Dieu, aux bouddhas, à tous les Kamis, ou à personne. Peu importe,
c’est question d’affinités. L’important est le ressenti, l’état. « Have
fun », dit Ajahn Brahm.
Le contentement
Ajahn
Brahm est un abbé bouddhiste theravada qui écrit beaucoup de livres et donne
beaucoup de conférences. Il parle du contentement et c’est la première fois que
je rencontre ce terme dans un contexte bouddhiste. Le contentement est un état
profond. Se sentir content, à tout
moment, c’est être reconnecté à l’instant présent, avoir laissé aller le passé
et le futur, et les angoisses qui vont avec, et juste se sentir bien. Les personnes qui viennent régulièrement en
shiatsu me le disent : elles se sentent bien, et n’ont pas d’explications
à cet état. Il n’y en a pas, ou il y en a autant que de personnes, peu importe.
Si à la première question, « comment allez-vous ? », la réponse
est « je vais bien » (et que c’est vrai J), le shiatsu prend tout son
sens premier : faire en sorte que cela reste ainsi. Seul un travail
régulier permet d’atteindre cet état de bien-être.
Partis d’une tasse de thé et d’un morceau de chocolat, nous
voilà bien loin. C’est que tout est lié, tout est interdépendant et les
analogies chères aux proto-Chinois, ou les correspondances chères à Baudelaire,
pour prendre une référence occidentale, sont bien là.
Pratiquer le shiatsu amène à vivre autrement
Pratiquer le shiatsu amène à vivre autrement
En quête de qualité, en pleine présence, l’expérience est
plus intense et donc, l’aspect quantitatif disparaît. Cela n’aurait aucun sens
de boire 5 bols de thé et de manger toute la tablette de chocolat. Le corps n’a
pas besoin de ces quantités-là, et si on le laisse s’exprimer, ce ne sera même pas
possible. La quantité vient compenser le manque de qualité, cela se vérifie
avec la nourriture de mauvaise qualité. En conséquence, nous n’aurons plus
besoin de manger autant si nous optons pour la qualité et l’intensité, et nous
pourrons nous offrir des choses meilleures. C’est Jean Rofidal, dans son livre
« l’art du Do In » qui fait l‘éloge de la frugalité. Avoir toujours
un peu faim donne de l’énergie et améliore la qualité de la vie. Etre toujours
rassasié ou saturé ramollit et suscite l’égoïsme (pendant la digestion,
l’organisme n’est tourné que vers lui-même). « Avoir l’estomac vide le
plus longtemps possible est une bonne condition pour être libre, pour être
tourné vers le monde, pour pouvoir donner ».
En ces périodes de fête, voilà qui donne à penser. Même si,
comme le dit François Couplan, champion de l’alimentation par les plantes
sauvages, un bon excès quelques fois par an fait partie des choses naturelles. Le
problème, c’est d’être toute l’année en sur-consommation et de tenter des
sevrages ponctuels. Il vaut donc mieux, de façon plus ou moins constante,
rester dans la frugalité. Si nous pratiquons le shiatsu, nous savons bien qu’un
extrême appelle l’autre, trop peu engendre trop et trop implique trop peu
ailleurs.
Puisque nous parlons des fêtes et du sentiment
d’interdépendance avec le vivant, il me vient à l’esprit d’appliquer la méthode
de la tasse de thé aux mets traditionnels de fin d’année : foie gras,
homards et autres dindons de la farce. On peut d’ailleurs le faire avec tout ce
qu’on mange. Si cette méditation nous amène à la maltraitance et la souffrance
animale, à l’exploitation et la prédation de la nature, au saccage ou à la
pollution du vivant, à des traitements non-équitables… se pose la question de
savoir si ingérer tout ce ressenti négatif et toute cette souffrance nous fera
du bien. Chacun verra pour lui-même. Mais la sagesse derrière la pratique du
shiatsu viendra de plus en plus nous titiller, et nous rapprocher de la
bienveillance, de la compassion, de l’attention à la Nature, à toutes les
créatures et à soi-même…
Que ces fêtes soient de belles fêtes, et vous amènent tous
et toutes sans encombrent au renouveau du calendrier et de l’énergie qui repart
vers de nouveaux sommets.
Meilleurs voeux