Wednesday, 19 November 2025

On le voit bien avec le Coeur (2)

 Une étymologie pratique du Coeur - L'organe



L’article précédent nous invitait à comprendre ce que l’on entend par ‘méridien du Cœur’. Dans celui-ci, nous allons préciser ce qu’en Orient, on entend par ‘Cœur’, car c'est cela que nous travaillons en Shiatsu.

Le Coeur occidental

Comme le dit Pierre Feuga dans son livre ‘Tantrisme’, « dans la conception populaire occidentale, le cœur est essentiellement le siège des sensations et des émotions, ou bien le siège des sentiments et des passions, devenant même parfois synonyme de bonté et de charité ». L’intelligence du cœur n’est qu’une faculté qui permet d’y voir plus clair et n’a rien de transcendant. On associe aussi l’amour avec le cœur et on nous dit de pratiquer avec amour.

Chez les Hindous (et, ajoute-t-il, nombre de spirituels occidentaux et orientaux), le cœur est avant tout « le siège de l’intuition intellectuelle, celle qui perçoit les essences, dévoile les symboles, pénètre le sens de la vie directement sans passer par l’analyse. Le chakra tantrique qui lui correspond est Anâhata, carrefour entre les énergies terrestres et célestes ».


Emotion, certes, mais pas émotivité
Ni sentiments ni passions
Ni bonté, ni charité, ni compassion

Quoi, alors ?

Le Cœur oriental

Le mot japonais pour le dire est ‘Kokoro’, écrit avec un kanji tout simple qui se retrouve dans
beaucoup de mots composés. Certains analystes y voient la forme d’un vase rituel qui contient une offrande. 心 apparaît dans de nombreux mots composés et c’est intéressant de voir que « penser » (omou) s’écrit 思, superposition d’un champ de riz, espace géographique délimité et ordonné (symbole du carré) au-dessus du kokoro. Penser, c’est donc du kokoro mis en forme rationnellement.


思, pensée
志 intention, volonté
念 souhait, désir
芯 pistil

Donc, si on décompose les kanji, on a :

  • Penser : Je ressens et je vais l’expliquer
  • Volonté : je ressens et je vais l’orienter vers quelque chose
  • Souhait : je ressens maintenant
  • Pistil : le ressenti de la fleur…

Sauf qu’au final on a oublié que tout est d'abord ressenti.

C’est pourquoi M. Tsuda nous dit, dans son livre ‘La Voie des dieux’ que si « kokoro » est étymologiquement identique à l’organe central de l’appareil circulatoire, « pourtant, l’acception en est toute différente. Le cœur en français est plutôt le sentiment, tandis que le kokoro en japonais n’est ni tout à fait le sentiment, ni l’esprit, ni la pensée. C’est quelque chose que nous ressentons à l’intérieur de nous-mêmes, il s’approche plutôt du mind en anglais. Si on traduit par mental ou psychique, ce sera encore différent ».

Et il ajoute que la recherche d’un kokoro qui reste imperturbable devant un danger imminent, qui reste calme en toute circonstance, est le but principal imposé à ceux qui essaient d’atteindre la perfection dans le métier des armes.

La moins mauvaise traduction ne saurait tenir en un seul mot : « état d’esprit » ou « ressenti profond » me semblent appropriés.



Impression confirmée dans le préambule du livre de Lafcadio Hearn, intitulé précisément « Kokoro » : « les textes composant ce volume traitent de la vie intérieure plus que de la vie extérieure du Japon, et pour cette raison ils ont été regroupés sous le titre kokoro (cœur). Ce mot signifie également esprit (mind), au sens émotionnel, esprit (spirit), courage, résolution/détermination, sentiment, affection et sens intérieur, tout comme nous dirions en anglais « le cœur des choses ».

Et que trouve-t-on donc dans le livre ‘Kokoro’ ? De petites histoires concernant la vie quotidienne, des états d’esprit, des personnages incarnant cet état d’esprit.

On peut dire que les Japonais baignent dans ce ‘kokoro’ et qu’ils sont, en ce sens, un peuple de ressenti profond. En témoigne le livre ‘Les dernières chamanes du Japon’ de Muriel Jolivet qui montre toutes les connexions des Japonais avec le monde dit surnaturel.


Avec cette compréhension, on peut lire différemment certaines choses comme :

Le slogan de Namikoshi



M. Namikoshi et son célèbre slogan ‘Shiatsu no kokoro wa haha gokoro’… utilise deux fois le mot kokoro et je renvoie à l’analyse que j’en ai faite dans mon livre.

Il nous parle bien de ressenti profond de la source de la Vie et non, je crois, d’amour maternel.


Le Sutra du Coeur


Le dit Sutra ‘du Cœur’ (Hannya Shingyô) n’a rien à voir non plus avec le cœur au sens occidental.

Une traduction plus fidèle serait en effet ‘ Ressenti profond du Sutra de la Grande Sagesse qui permet d’aller au-delà’. Notez que Sutra s’écrit de la même manière que ‘méridien’. Hasard ? Sûrement pas. Analogie, certainement.

Le Cœur et donc l’Amour ?


Le mot ‘amour’ est un de ces concepts occidentaux qui ne passent pas en Japonais, malgré tous leurs efforts.

Le kanji Ai
est un fourre-tout : amour, affection, désir, favori, agapê, attachement, soin….

Je t’aime se dit anata ga suki, ce mot suki 
étant composé de ‘femme – enfant’ et signifiant,  bon, plaisant, préféré, favori, à son goût, voire... salace.

Littéralement cela donne ‘toi à mon goût’. Pas de kokoro là-dedans.

Le cœur de la pratique, la pratique du Coeur

Pratiquer avec le cœur me semble donc ouvrir un espace au sein duquel peut exister ce ressenti profond (kokoro), calme, lumineux, ce fait d’être et d’être bien qui infuse et diffuse.

Enfin, parmi les différentes fonctions énergétiques du Cœur, il ne faut pas oublier que celui-ci régit les activités mentales  et les émotions. Les différents organes colorent les émotions (colère, tristesse, peur...), mais seul le Cœur ressent.


Quelle est l’émotion fondamentale ? 
Celle de la Vie qui coule en nous, le frémissement, le pétillement des cellules.

En poursuivant notre analyse de l’étymologie des points du Cœur, cette fois, nous allons vérifier si c’est bien cela qui est perceptible tout au long du méridien.

Prochain article. 


Je transmets ces enseignements, et bien d'autres, avec la pratique correspondante, à l'école Ôdô Shiatsu en Belgique.









Sunday, 16 November 2025

On le voit bien avec le Coeur (1)

 Une étymologie du Coeur - Le méridien


J’ai paraphrasé le poème ‘Clair de Lune’ de Paul Verlaine en mode Shiatsu et cela devient ‘Clair de Yin’ (voici la première strophe).

Ton corps est un paysage choisi
Où vont surgissant points et méridiens
Jouant du Ki et vibrant et quasi
Invisibles sous le lourd quotidien


Paraphrase pour le jeu, mais aussi pour souligner la profonde poésie de notre art, et surtout pour
 éclairer l’analogie certaine entre le corps humain et un paysage terrestre.

Microcosme = macrocosme. Cette compréhension remonte à la plus haute Antiquité orientale.

Pour comprendre un paysage, un lieu, et les gens qui y vivent, le recours à l’étymologie peut être très éclairant.

Les villes, villages, lieux-dits, régions, pays portent tous des noms, parfois très anciens, et connaître l’origine du nom via la toponymie peut apporter des renseignements intéressants sur les caractéristiques du lieu. Ainsi, Bruxelles vient de Bruocsella, mot qui contient la racine ‘broek’ qui signifie marécage. Et puis on s’étonne qu’il n’est pas possible d’y creuser un tunnel de métro…

De même, nos noms de famille indiquent souvent l’origine de la famille. Le mien signifie par exemple, en flamand, ‘Tonnelier’. Un ancêtre lointain a probablement exercé cette profession.





Les noms que nous donnons ne sont pas innocents.  Il en va de même des noms des méridiens et des points, tous signifiants et, surtout, éclairants pour notre compréhension et notre pratique. Le retour au sens étymologique profond des kanji (caractères sino-japonais) permet cela.

Démonstration.


Le nom complet des méridiens

Nous avons pour habitude de nommer les méridiens d’après l’organe ou l’entraille auxquels ils correspondent. Méridien du Cœur, du Rein, de la Rate…. C’est en fait incomplet, car cela ne rend qu’une toute petite partie du message. A y regarder de plus près, les noms d’origine sont bien plus complexes.

Je prends le Méridien du Cœur comme exemple, mais il en va de même pour tous les méridiens.

La dénomination d’origine est :手の少陰心経, ce qui se dit en chinois Shou Shaoyin xin jing et en japonais Te no Shôin Shinkei. Peu importe la prononciation, puisque cela s’écrit sensiblement pareil dans les deux langues.

Analyse

la main

déterminatif (de)

petit, peu

yin

kokoro, le cœur

kei, provenant de keiraku, la trame, la ligne verticale, le sutra c’est-à-dire ici le méridien.

 

Traduction de 手の少陰心経 : le méridien du cœur du peu de Yin de la main.

Il y a donc :

  • Un parcours : le méridien
  • Lié à l’organe Cœur
  • Le tout inclus dans quelque chose qui s’appelle peu de yin
  • Et ayant son aboutissement à la main.

Ce peu de yin, c’est ce qu’on appelle généralement ‘la couche’ en utilisant les noms chinois, donc, ici le ShaoYin, en japonais le Shôin. Je préfère le terme ‘grand méridien’. ‘Couche’ réfère plutôt à la théorie des atteintes par le froid et les facteurs climatiques externes. Or, ce n’est pas la seule façon d’utiliser les grands méridiens.

Ce que cela implique pour la pratique du Shiatsu

Il y a  donc 5 caractères qui définissent où je me trouve quand je travaille ‘le Cœur’.

En être conscient me rappelle une foule de choses concernant les bases de ma pratique :
 

  • Je me situe sur un ‘méridien’, une ligne de Ki, verticale, bien déterminée, passant par la main dans le sens du centre vers le Ciel

  • Je suis dans le domaine de ‘kokoro’, le Cœur, avec tout ce que cela implique (article suivant)

  • Le grand méridien précède le méridien classique : c’est le méridien du peu de Yin. A nouveau, cela dépend des modèles, mais quand on doit travailler le ShaoYin, c’est profond, intense, intime et possiblement grave.

  • Il est toujours question de Yin (comme ici) et de Yang, c’est le fondement de toute la pensée orientale, à ne jamais perdre de vue.

  • S’il y a un Yin de la main, il y a donc un Yin du pied ?


Deux branches à un méridien


En effet :


足の少陰腎  - Zu Shaoyin Shen Jing  - Ashi no shôin Jinkei

Soit : 

de pied

少陰 peu de Yin

méridien du Rein

Donc : le méridien du Rein du peu de Yin du pied.

Dans cette dénomination, je lis des choses semblables à celle du Cœur, à savoir le méridien, l’organe, le grand méridien, sauf que le trajet part du pied, donc de la Terre vers le Centre.

Je comprends surtout que :


  • Le grand méridien a la prééminence sur les deux branches qu’il englobe, réunies en un grand trajet Ciel /Terre

  • Il n’y a donc pas d’opposition au sein d’un même grand méridien, ici Feu/Eau, mais complémentarité, deux aspects du même ‘Peu de yin’

  • Quand je travaille une branche, je ne perds pas l’autre de vue

  • Il y a plusieurs endroits du corps où les deux branches se rapprochent, se rejoignent, physiquement ou énergétiquement

  • Le travail ne se limite pas seulement aux parcours et aux points situés sur les branches, mais peut s’étendre aux zones du corps, ce que Chris Mc Alister appelle, à raison, les ‘points nodaux’.

Une autre façon de travailler

La compréhension étymologique des noms de méridiens m’ouvre une toute autre façon de travailler, au demeurant très efficace, comme en témoignent les réactions des receveurs.

Cette approche m’invite à avoir le regard de l’aigle, du plus global au plus local en interrelation : Yin/Yang à grand méridien à branches à points. Les symptômes catégorisés dans les tableaux pathologiques prennent, eux, le problème par en bas et non par en haut… question de choix et de vision. C'est cohérent avec ce que présente le Dr Nguyen Van Nghi dans sa classification des moyens de traitement.

La recherche étymologique nous invite par ailleurs à nous méfier des traductions couramment rencontrées, à commencer par ‘méridien’.  Il n'y a jamais un seul sens à un kanji et les choix sont nécessairement orientés. Il faudrait trouver un mot qui intègre plusieurs sens... ce qui n'est pas possible, sauf à utiliser une périphrase. Traduttore, traditore…

Méridiens ou Vaisseaux ?



Méridien se dit Keiraku  経絡 en japonais et Jing en chinois. Les kanji (différents) pointent vers une circulation souterraine normée par une équerre, càd une trame, un fil de soie tendu longitudinalement, ce que Soulié de Morant a traduit par ‘méridien’ en français, mais cela ne rend pas l’idée.

Keiraku s’applique aux 12 classiques, mais pas aux 8 dits ‘Merveilleux’, puisque là, nous trouvons un autre kanji pour les caractériser. 
 

Ki Kei Hachi Myaku 奇経八脈 signifie en effet huit circulations hors de la trame, le mot myaku se traduisant par circulation, vaisseau sanguin… On ne dit pas ‘kei’ ici.

Avec les keiraku 経絡 (les classiques), on voit d’abord une grille de lecture d’une circulation souterraine.

Avec les myaku (les 8 autres), on voit d’abord une circulation et on précise bien que c’est hors du plan des 12.

Ce ne sont donc, ni des Méridiens, ni des Merveilleux, mais, au mieux, des Vaisseaux Curieux et l’étymologie nous dit qu’ils ne se travaillent ni ne se comprennent de la même façon que les autres.


Alors, vous mordez à l’étymologie ?


Prochain article : exploration du mot ‘kokoro’, traduit par cœur.

Article suivant : étymologie des points du Cœur, pour voir si cela nous apprend aussi quelque chose.


Je transmets ces enseignements, et bien d'autres, avec la pratique correspondante, à l'école Ôdô Shiatsu en Belgique.





Friday, 8 August 2025

CORPSESPRIT : Epilogue provisoire

Les 3 articles précédents vous ont invités à plonger dans la réflexion et le ressenti du corpsesprit. SHINJIN, écrit de 4 manières différentes, avec 4 compréhensions.


Jamais cette exploration ne se terminera. Dès le moment où nous devenons conscients de la Voie, nous marchons, sans cesse, et nous corrigeons, sans cesse, nos errements. 


Dès le moment où notre attention est éveillée sur un thème précis, nous rencontrons aussi, comme par hasard, des inspirations supplémentaires, des éclairs de compréhension, des vécus qui viennent nous accompagner. Je vous en propose trois.



Pierre Feuga, le corps et l'Eveil


Au terme de ces trois articles, mes pas croisent ceux de Pierre Feuga, dans son livre ‘Pour l’Eveil’.

Il me confirme que ‘pour un être d’Eveil, l’Esprit ne s’oppose inflexiblement, ni à la matière, ni au corps’. Pas d’approche ascétique, pas de mortifications pour espérer d’atteindre on ne sait quel état ‘supérieur’ de conscience – à mon sens, plutôt un état second, une hébétude, un déracinement, sous couvert de transcendance.

Pour Pierre Feuga, l’Eveil passe par le corps. Le nier serait nier notre réalité actuelle, et serait ‘se tromper d’Univers et de tâche’. Fort bien ! Réjouissons-nous donc d’avoir un corps et jouissons de ses multiples talents de perception, au sens tantrique : tout sert à atteindre l’Eveil, même et surtout ce que les religions établies tentent de réprimer : le plaisir, la joie, la jouissance de vivre à travers les sens que les 'esprits', dieux et autres créatures immatérielles n'ont pas.

Posons cela clairement : dans sa pratique et son esprit, le Shiatsu est tantrique. J’y reviendrai lors de la conférence de la FFST en novembre.

Le danger pour nous, praticiens de Shiatsu ou autres, serait de ne nous préoccuper que du corps énergétique et non du corps sensible.

Restons les pieds sur Terre, la Terre est au centre de nos schémas de compréhension de l’Univers et, à partir de là, nous pouvons nous mouvoir dans toutes les directions.

La Sensation et la Beauté


Notre travail avec et sur le corps part donc dans deux directions : la sensation et la Beauté

Nos 5 sens sont en effet capables de créer de véritables expériences spirituelles. Voir, entendre, goûter, sentir quelque chose de sublime… Et toucher, bien sûr, ou se laisser toucher peut nous transporter dans des ‘enstases’ puissantes. L'extase, c'est en dehors de nous.

Quant à la Beauté, elle est l’émotion première, et de l’ordre du Cœur. Elle nous saisit au plus profond. Elle est la vibration originelle de l’Univers. Voyez-vous, ressentez-vous la Beauté dans chaque contact, chaque séance, chaque effleurement ? Il ne s’agit que d’être présent.

Le Dr Hiroshi Motoyama et la puissance non-physique de l'Esprit


Je retrouve également en rangeant ma bibliothèque ce curieux opuscule du Dr Hiroshi Motoyama ‘the non-physical in the correlation between mind and body’.

Quelques pages pour nous dire, mesures scientifiques à l’appui, que l’approche purement physiologique ne suffit pas à cerner la corrélation évidente entre esprit et corps. Et que l’esprit est tout à fait capable, à travers la puissance mentale, d’affecter le corps de quelqu’un d’autre – de manière non-physique et non neurophysiologique.

Ce que nous disions dans un article précédent : corpsesprit ou espritcorps, l’un influence l’autre, et peu importe qui a commencé, nous, par le toucher, nous rétablissons l’équilibre.

C’est connu qu’un bon moral influence la guérison et que les gens avec un mental fort, sain et orienté vers le positif guériront plus vite que d’autres. Mais pas seulement. Pour nous praticiens, cela signifie que la puissance de notre esprit va concourir à l’efficacité de notre pratique, ce que l’on appelle l’intention.

L’intention ne consiste pas à prendre le contrôle de la volonté de nos receveurs ou à faire ce qu’ils ne nous ont pas demandé, car, prétendument, nous saurions ce qui est bon pour eux.

L’intention est, pour moi, au bout de l’expir, quand je suis pleinement attentif, à l’écoute, centré dans mon hara et que je pense avec lui, en connectant une énergie puissante, solide, ancrée, paisible, tranquille, désencombrée… C’est cela qui fait le travail, c’est une invitation au corpsesprit du receveur de me rejoindre ‘là’.

Mme Yamamoto le formule comme suit : il vaut mieux être en meilleure forme que nos receveurs, sinon, nous risquons d’être entraînés vers le bas. Ce qui nous ramène à la première nécessité : le travail sur soi.


Le Ternaire, avant toute chose - Jacques-André Lavier


Et, pour terminer, faut-il tellement focaliser sur ce corpsesprit espritcorps ? Oui et non. Je tombe sur une réflexion, de Jacques-André Lavier, qui remet les pendules à l’heure. Le cœur de toute la réflexion orientale, c’est le ternaire. Pas deux, mais trois. Donc, oui, il y a le Ciel qui agit, du domaine de l’immatériel et la Terre qui reçoit et matérialise, mais il y a le troisième terme, nous, les humains, à la croisée des deux énergies.

A partir de là et à partir de là seulement, les 10.000 Etres, la totalité de la Manifestation est possible. YinYang ne sont que des virtualités inaccessible à notre compréhension, à moins de les ressentir et de se conformer à leur action.

C’est là qu’on nous attend, c’est l’idéogramme du Roi entre Ciel et Terre au cœur de l’ADN d’Ôdô Shiatsu, pas pour rien.

L’Homme entre Ciel et Terre, non pas flottant désincarné entre les deux sans trop y toucher comme tant de pratiques actuelles le proposent, mais pleinement dans son corps et pleinement esprit , à la fois l’un et l’autre, l’autre et l’un et en même temps.

Cela vous interpelle, vous titille, vous remue ? Venez pratiquer le Shiatsu.

Thursday, 24 July 2025

CORPSESPRIT - Une étude en trois tableaux (3)

TABLEAU 3 - SHINJIN/CORPSESPRIT, deux autres façons de l’écrire 

Du spirituel en Shiatsu

身神 et 神身


Parlant du corpsesprit, nous avons examiné dans les deux articles précédents : 

  • La pertinence de ne pas séparer en deux concepts
  • Deux étymologies possibles du mot SHINJIN en japonais qui sont deux façons d’aborder la même réalité et leur implication pour notre pratique.

Nous évoquions l'unité Conscience/Corps et Corps/Conscience, et la possibilité de l'aborder de deux façons complémentaires.

Il reste, selon, le dictionnaire, deux autres homonymes de SHINJIN, qui s’écrivent d’une autre façon :
身神 et 神身.  Si cela se prononce pareil, le sens est évidemment tout autre et, pour nous, très éclairant pour la pratique du Shiatsu.

Notre méthode d'analyse sera de nouveau étymo-logique !

Deux kanji 身 神


Nous connaissons le premier. JIN/MI
signifie le corps, soi-même, la place ou la position de quelqu’un , la partie principale d’un objet (la viande sur les os, le bois sous l’écorce, la lame au bout de la poignée, le contenant sous le couvercle. Quelqu’un. Il s’agit donc en fait de l’essence matérialisée sous forme solide, visible, tangible, pas du corps au sens où nous l’opposons à l’esprit. On pourrait aussi dire le moule, la forme, dans laquelle se matérialise l’enveloppe corporelle.

Ce kanji représente pour moi le monde matériel du toucher.

Le deuxième terme
 revêt des compréhensions très différentes selon que l’on lit les textes chinois ou les japonais.

神 pour les Chinois est en effet le (Grand) Shen (un des 3 Trésors), la forme subtile du Ki en quelque sorte, qui touche à l’immatériel du corps. Selon Maître Kawada, Shen provient de la nourriture que nous mangeons et qui produit l’énergie Ki, dont la manifestation est une force motrice ou une force de motivation. 

L’esprit  Shen est également, chez les Chinois, cette étincelle qui vient de l’extérieur et qui s’installe en quelque sorte lors de la conception, les forces configuratrices d'une personne de sa conception à sa mort, ainsi que les esprits célestes. On distingue le Shen individuel et le Shen cosmique. 

Le kami japonais


Pour les Japonais, toutefois, la compréhension de
a rejoint la notion de ‘kami’, soit une force spirituelle, quelque chose qui dirige notre façon de vivre et est au-delà des notions matérielles.

Cela s’explique par le fait que, lorsque les Japonais ont tenté de comprendre ce que les Chinois pouvaient bien exprimer par ‘Shen’, ils ont fait le rapprochement avec ‘kami’. Kami est propre au Shintô et cette notion est inexistante en Chine.

Mais qu’est-ce qu’un kami 
 ?  Si on décompose ce caractère, on lit les significations ‘autel’ et ‘frayeur sacrée’, à savoir le sentiment de frayeur sacrée qui devrait saisir tout humain normalement connecté devant les phénomènes de la nature qui le dépassent, et donc, sa réponse qui consiste à honorer ces phénomènes en élevant un autel, un temple.

Ce kanji représente donc pour moi le monde immatériel, spirituel.

C’est en quelque sorte, le sens du sacré, qui est la nature profonde du Japon et que l’on traduit par
神道, le Shintô, la Voie des Kami. Il y a cette formule que l’on rencontre souvent dans les norito (‘prières’) du Shintô ‘kashikomi kashikomi mo maosu’, ce qui signifie ‘avec crainte et révérence je prononce humblement ces mots’.

Toutes les puissances surnaturelles qui nous dépassent dans cet Univers et sur cette planète sont dites ‘kami’ et il convient de ne pas interférer avec elles ou les déranger sous peine de problèmes. C’est pourquoi les temples Shintô sont des écrins doubles, avec un temple arrière (le honden) où réside le kami et où personne n’est admis. A noter qu’un rocher, un arbre, une source, une montagne remarquables peuvent être kami . Le kami le plus visible est Amaterasu Oomi kami, le Soleil, symbole du Japon impérial.

Kami, c’est la conscience innée du divin dans tout ce qui nous entoure… y compris les objets.

Et si tout ce qui nous dépasse est ‘kami’, cela nous ramène à la juste place de l’humain dans l’Univers, entre Ciel et Terre, à une grande humilité, au respect de la Nature et à la nécessité de pureté, càd faire en sorte que l’énergie circule sans encombrements autour de nous, en nous et à travers nous. C’est également la conscience du merveilleux dans le quotidien et la capacité de s’émerveiller devant la Beauté. Le sens esthétique n’habite-t-il pas en effet les Japonais ?

Retenons simplement ces quelques petites touches pour sentir ce que peut être kami. Sentir est ici plus clair que comprendre, et en allant dans un temple au Japon, on sent bien ce qu’est ‘kami’.  Jean Herbert, dans son monumental ouvrage sur le Shintô avoue lui-même n’avoir pas su obtenir une définition, tous les prêtres interrogés lui en ayant donné une différente… c’est bien là l’esprit japonais.


On a un peu l’impression, avec toutes ces notions, d’arriver en bateau par temps de brouillard devant un continent inexploré. Ce n’est pas faux.

Mais ce que nous comprenons de
身神 et 神身 pour notre propos, c’est que ces mots juxtaposent, dans un ordre différent, et déclarent donc comme formant une unité une énergie corporelle et une énergie spirituelle immanente, càd qui réside en nous et rémanente, càd extérieure à nous.

Ne pas évacuer la spiritualité


Nous disons volontiers que le Shiatsu est ‘holistique’, càd que par le corps nous touchons à tous les niveaux de l’être, précisant par là corps, émotions et pensées. Il y a comme une réticence ou un silence gêné à poursuivre le raisonnement et à dire que le Shiatsu touche également aux aspects spirituels de l’être. C’est que nous avons du mal de manière générale avec la religion et nous la confondons avec la spiritualité. 

Or Jung disait déjà, prenant le contrepied de Freud qui limitait ses investigations à l’énergie sexuelle et à la pulsion de mort (Eros et Thanatos), qu’on ne pouvait évacuer la dimension spirituelle inhérente à chaque être humain. Cette affirmation causa d’ailleurs la fin de leur amitié.

Presqu’un siècle plus tard, nous ne sommes toujours pas sortis de cette opposition apparente et cette petite recherche apporte sa pierre au plaidoyer pour le corpsesprit.

N’ayons pas peur des mots : oui, par le corps, on peut toucher le spirituel en nous (j’évite consciemment les mots fumeux âme, esprit, etc.) et oui, le Shiatsu peut aussi s’avérer une voie spirituelle, puisqu’il nous permet de faire cette expérience. Mais nul n’est obligé.

Le Shintô japonais met la pratique et l’expérience en avant, plutôt que les ‘textes sacrés’ et, à ce titre, invite chacun à faire l’expérience de kami. La mentalité japonaise est avant tout pragmatique : que fait-on, face à un problème ? Et donc, la pratique vient en premier, dans quelque domaine que ce soit.

Le Gyô 行, les pratiques ascétiques, par le corps toucher l'esprit = 身神.


Il est intéressant de voir que les pratiques spirituelles de base au Japon passent toutes d’abord par le ressenti du corps. C’est là la conception japonaise du gyô, à savoir les pratiques ascétiques menant à une expérience spirituelle.

Dans ce cas, le corps est toujours la porte d’entrée, le point de départ et je relierais donc le gyô à Shinjin, écrit dans cet ordre
身神.

Examinons l’étymologie de Gyô. Très simple, un seul caractère
 qui signifie tout simplement ‘aller’. La partie gauche représente le fait d’avancer le pied gauche, la partie droite le fait d’avancer le pied droit. Donc aller, avancer, marcher (sur une Voie).  Et donc, logiquement, Gyô est à l’origine d’un autre mot gyôzuru (行ずる) qui signifie aller au-delà de la sphère de la conscience, en rapport avec le fait de toucher le monde invisible.

Un article très intéressant de M. Hiroyuki Noguchi – The Idea of the Body in Japanese Culture and its dismantlement – évoque les différentes manières de pratiquer le gyô, qui, nous dit-il, fascine les Japonais, toujours avides d’expériences un peu extrêmes. 

  • Le Shintô – par la pratique de misogi, sous les cascades, notamment - retour à sa nature originelle, ressenti profond des puissances surnaturelles, pas de doctrine
  • Le Zen – par les longues heures de méditation en zazen : même objet, mais par le dépouillement, le silence, le paradoxe, le Vide
  • Le Mikkyo (bouddhisme ésotérique japonais, écoles Tendai et Shingon) – par les pratiques ésotériques et les récitations) : acquisition de pouvoirs surnaturels, de clairvoyance
  • Le Shugendô (ascétisme des montagnes, mélange de Shintô et de Tendai) -par les pratiques extrêmes en des lieux sauvages et isolés :  acquisition de pouvoirs surnaturels, guérisons, etc.

Le travail sur le corps permet donc,

  • Pour le Shintô et le Zen : le détachement, le retour à sa nature profonde
  • Pour le Mikkyô et le Shugendô : l’acquisition de pouvoirs en vue d’un état d’être plus puissant.

Et donc, nous voilà bien dans l’étymologie de Shinjin écrit comme ceci  身神 : par le corps vers kami.

Ou : par le Yin vers le Yang, suivant le mouvement ascendant qui part de la Terre et va vers le Ciel.

Le Shiatsu, c'est 身神


Dans ce même mouvement, je placerais également la pratique du Shiatsu. Pour les personnes sensibles, situées dans ce niveau de vibration, il arrive en effet que lors d’une séance de Shiatsu, elles me confient avoir des ressentis au niveau de l’ouverture du coeur, de faire des voyages, d’avoir des visions de formes inconnues, voire même des ressentis d’ordre mystique. Comprenons par là une pratique qui emmène sur le plan de l’union avec le divin, sous quelque forme que ce soit et qui démontre donc de grandes capacités intuitives. Tout cela par le toucher.

Je ne systématiserais pas, mais ce sera plutôt déclenché par une stimulation des méridiens du Cœur/Maître Cœur/Poumon, les trajets de la poitrine et, très certainement, des connexions longues sur le hara.

Et Shinjin écrit dans l'autre sens kami-corps, alors ?  神身


Il nous reste à voir de quoi il pourrait bien s’agir quand on écrit Shinjin avec les kanji dans l’autre sens 
神身, càd qu’on met le monde spirituel en premier et le corps ensuite.

A propos de
心身 (second article), j’ai proposé comme compréhension qu’il s’agit en fait de l’embodiment, de l’incarnation’ de la conscience.

Une autre définition de l’incarnation est l’acte par lequel un être spirituel s’incarne, revêt une forme terrestre.

Il ne va donc pas s’agir de phénomènes momentanés, ou provoqués par la magie noire, voire  parfois spontanés, comme les cas de possession dans la religion catholique et nombre de pratiques africaines, ni d’incorporation d’entités, comme on peut l’observer dans l’Umbanda brésilien. Et laissons de côté les histoires somme toute exceptionnelles et invérifiables, affaires de foi, de dieux vivants ou d’esprits incarnés sur cette planète, Jésus étant sans doute le plus célèbre.

Ecrire
神身, si nous restons dans la sphère du Shintô, c’est potentiellement signifier qu’un kami peut descendre parmi nous, 

  • soit revêtir une forme physique qui lui est propre, 
  • soit investir un objet qui le représente, 
  • soit désigner un humain qui devient dès lors son canal de communication privilégié.

Dans le premier cas, nous avons vu qu’un arbre, une pierre, une source, une montagne sont kami au Japon et que donc il n’est pas question d’y toucher, d’y aller… c’est interdit à toute intervention humaine. L’Univers étant peuplé de Kami – Amatsu kami, ceux du ciel, Kunitsu kami, ceux de la Terre et Yaoyorozu kami, la myriade de kami, on ne les compte plus. Le spirituel infuse chaque recoin de l’Univers.

Dans le second cas, ce sont les objets sur les autels Shintô, bien souvent un miroir représentant le kami  ou un
 yorishiro, un objet capable d’attirer les kami, leur donnant ainsi un espace physique à occuper lors de cérémonies religieuses. Les yorishiro sont utilisés lors des cérémonies pour appeler les kami au culte, un peu comme des antennes, ou, plus poétiquement, des vortex.

Dans le troisième cas, des personnes peuvent devenir yorishiro, ce que l’on appelle alors des kamisama, littéralement Monsieur ou Madame Kami. Dans le cas des kamisama, qui sont les chamanes originel(le)s du Japon, ces personnes n’ont pas le choix et sont comme ‘désignées’ par un kami pour être medium, guérir, prédire… recevoir en consultation. Ce n'est pas une voie progressive : cela vous tombe dessus, que vous le vouliez ou non. 

Si cela vous semble un peu étrange, il faut bien être conscient que, tout pragmatiques qu’ils soient, les Japonais ont une connexion particulière aux mondes invisibles.

Et donc, le Japon grouille d’esprits, de fantômes, de créatures fabuleuses. Les Japonais côtoyent naturellement ce qu’ils appellent le reikai, le monde spirituel, à travers des récits locaux, lieux sacrés parfois dangereux, folklores… Il y a de nombreuses catégories de perceptifs qui en font métier, sur Hokkaidô ou dans les îles d’Okinawa.

Le terme ‘chamane’ (devenu actuellement en Occident un terme fourre-tout et n’importe quoi) peut être pris au Japon dans un sens très large, celui de toutes les personnes disposant de capacités extra-sensorielles, nous dit Muriel Jolivet dans son remarquable ouvrage ‘Les dernières chamanes du Japon’. Un ouvrage à lire absolument pour prendre conscience de cette connexion japonaise naturelle au… surnaturel.

Nous ouvrir au spirituel


Et c’est donc bien de cela que nous parle le dernier terme Shinjin, cette coexistence, ou, mieux, interpénétration de mondes spirituels avec notre monde matériel, autour de nous (la rémanence) et en nous (l’immanence).   

L’humain a en lui la nature primordiale des kami, l’Univers est l’esprit créateur qui se déploie dans la matière. Le KI, qui baigne chaque mouvement de l’Univers, représente l’existence de l’Invisible. Revenir à son hara, c’est revenir en son centre divin.

Pour nous qui pratiquons le Shiatsu, nous ne sommes pas (fort heureusement !) nécessairement appelés à recevoir des messages des mondes invisibles, mais gardons conscience, à travers Shinjin que le
corps est en fait bien plus grand que l’enveloppe visible par les yeux, ne fait qu’un avec une réalité plus grande et que nous touchons dès lors des niveaux très subtils, parfois sans le savoir.

Et ces kanji nous rappellent également que nous-mêmes avons en nous cette étincelle divine, de conscience universelle et qu’en travaillant avec le KI, nous tentons d’harmoniser des flux invisibles qui animent le Vivant.

On ne voit bien qu’avec le Cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux, dit le renard au Petit Prince dans le conte de Saint-Exupéry. Le renard est le messager du kami Inari, kami de la prospérité offerte par une abondante récolte de riz. Le renard aime bien également jouer des tours aux humains.

Au terme de cette recherche, je me demande si nous ne sommes pas tous un peu, praticiens et praticiennes inspirés par le Japon, fils et filles du kami Inari.

SHINJIN !  神身