Saturday 3 October 2020

Le long chemin des méridiens - Les racines


L’article précédent ouvrait quelques pistes sur la signification et l’utilisation des points. Et donc, puisque les ‘points’ se situent sur des ‘méridiens’, continuons l’analyse et  voyons, comme pour les points, où cela nous mène.

Restons fidèle à la méthode (Hô ) et commençons par l’étymologie, en Chinois et en Japonais.


Deux idéogrammes en Chinois


Les méridiens classiques sont désignés par l’idéogramme Chinois traditionnel JING 經. L’idéogramme est une association d’un fil de soie (ténu, presque invisible) et d’une eau coulant sous la terre (un courant en mouvement). Une troisième partie du caractère indique un homme au travail (une équerre). En Chinois simplifié, cet idéogramme devient.La constante à travers toutes les variantes étant l’idée de modèle, de norme.


Le fil de soie amène l’interprétation de la chaîne (verticale) d’un tissu. Un méridien est donc, pour Elisabeth Rochat de la Vallée (in ‘Les 101 notions-clés de la médecine chinoise’), ‘une norme qui parcourt un territoire pour le diriger dans son espace et selon les cycles du temps ; il règle les circulations des souffles (des Ki) et de tout ce qui se meut dans le corps et fait que tout chemine et échange harmonieusement et rythmiquement’.

Jing est toujours employé dans le sens d’une direction normative, ici l’orientation Sud-Nord, verticale, fondamentale, céleste, d’où le nom de méridien (sur la longitude).

Voyez ici la décomposition du Kanji. 

Jean Fabre (in ‘Les repères de l’Empereur Jaune’) donne comme définition ‘une ligne indiscernable, tant elle est ténue, où circule un fluide invisible'. Nous avons toujours les idées de ligne, d’écoulement invisible. C’est que le modèle des méridiens se trouve, apparemment, dans les cours d’eau qui organisent les territoires de la Chine et qui sont,  comme par hasard, au nombre de 12.
Et quand on désigne le système de méridiens, on ajoute un idéogramme 絡 et on dit jingluò.


Il y a un deuxième idéogramme prononcé MAI  qui désigne, lui, les Vaisseaux Curieux. 

L’idéogramme signifie circulation et on attribue à ces circulations le titre de méridien (puissance normative et régulation, donc). Le nom complet en Chinois est Qi  (extraordinaire, le même idéogramme que celui qui désigne les points hors méridien) Jing  (Méridien) Ba (Huit) Mai (Circulation). C’est pourquoi tous les vaisseaux curieux portent en Chinois le nom ‘Mai’ : Du Mai, Ren Mai, Chong Mai, Dai Mai, Yin et Yang Qiao Mai, Yin et Yang Wei Mai.


On ne considère donc pas la même chose, puisque pour les classiques, c’est la trame et l’organisation d’abord, puis la circulation et pour les Merveilleux, c’est la circulation d’abord, mais ils sont assimilés quand même à l’organisation.

Deux idéogrammes en Japonais

En Japonais, nous trouvons également deux idéogrammes différents.

Les classiques

Les méridiens classiques sont désignés comme des KEIRAKU 経絡, un mot composé de deux idéogrammes KEI   et RAKU 絡

A la base de KEI se trouve qui veut dire ‘système’, l’idéogramme complet étant et signifiant ‘longitude’, voire même ‘sutra’. C’est donc l’idée de l’organisation longitudinale (on lit verticalement les sutra sur des rouleaux, à l’origine), et c'est le même idéogramme que le Chinois simplifié, même si il s’écrit légèrement différemment, intégrant des idées de main droite et de sol.

M. Masunaga précise que l’idéogramme est une figuration de ‘fils tendus longitudinalement d’un métier à tisser’, d’où son utilisation pour désigner plus spécifiquement les 14 méridiens longitudinaux.

Il s'agit bien du même 'KEI' que celui que nous lisons dans KEIKETSU, traduit 'point' (rappelez-vous, des cavités sur des lignes verticales, voir article précédent).

Mais le mot pour ‘méridien’ en Japonais est KEIRAKU, donc, ils associent toujours à KEI un deuxième idéogramme : RAKU . Nous avons vu qu’en Chinois, ce même idéogramme réfère à ‘système’. Le dictionnaire japonais donne comme traduction ‘s’entrelacer, s’enchevêtrer, s’enrouler’, avec également une idée de relation et d’interaction. Y a-t-il un bug dans le métier à tisser ?

J’ai trouvé une fascinante information sur le blog de Billy Ristuccia, (Sojha School of Japanese Healing Arts,) praticien américain d’Anma et source précieuse pour les documents japonais. En fait, en disant, KEIRAKU, les Japonais gardent le souvenir d’un deuxième système de méridiens. 

Il y a, à l’origine, 100 trajets de méridiens, répartis en deux systèmes, les KEI et les RAKU.  

Le système KEI comprend 32 trajets :

  • 12 classiques
  • 12 méridiens divergents
  • 8 Méridiens extraordinaires
Le système RAKU comprend les … 68 autres, répartis eux-mêmes en diverses catégories et dont on sait fort peu de choses en Occident, puisque la littérature à leur sujet n’est quasi qu’en Chinois ou en Japonais, et puisque ces méridiens traitent des maladies qu’on ne voit que rarement dans les temps modernes. 

En disant KEIRAKU, les Japonais considèrent donc non seulement les méridiens comme un système, mais ils intègrent tous les méridiens imaginables, existant et ayant existé.

L'idée d'enchevêtrement contenue dans RAKU est d'ailleurs intéressante, dans l'optique où il y aurait 100 méridiens sur une si petite surface et pose la question de notre manie à tracer des lignes droites dans un corps qui n'en contient guère (de même que sur Terre ou dans l'Univers : nous voyons des lignes droites où il n'y en a pas, et nous construisons anguleux, c'est une obsession du cerveau gauche).

En entendant KEIRAKU, je me plais à visualiser un corps en 3D parcouru par des lignes emmêlées, courbes, spiralées, des vortex... plutôt qu'un plan en 2D avec des lignes tracées à la règle.

Les extraordinaires


Les Méridiens Extraordinaires sont désignés de la même façon qu’en Chine, sauf que ça se prononce différemment : Kikei Hachimyaku 奇経八脈. Donc littéralement : 'hors parcours système 8 circulations'.

Si l'idéogramme pour 'circulation'  est le même qu’en Chinois et se prononce 'myaku', quand on cherche l’étymologie, on trouve des connotations intéressantes. Un myaku  est en fait une pulsation, un flux, une veine, une chaîne de montagnes…Quand on parle de myaku, on considère donc le flux, et non la verticalité. Pour M. Masunaga, myaku est une ligne, un vaisseau circulant dans le corps ou même… un vaisseau sanguin.

A noter, pour compliquer les affaires, qu’on parle aussi des méridiens (classiques ou merveilleux) comme des ‘Keimyaku’, ou des ‘myaku-kei’ par quoi on évoque donc à la fois le système, la trame, et la circulation verticale dans le méridien 経脈.

Et enfin, puisque les Méridiens Extraordinaires sont des myaku, ils ont aussi un nom japonais en myaku que l’on n’utilise jamais, leur préférant les noms Chinois en Mai, pourquoi, on se le demande :

Français

Anglais

Chinois

Japonais

 

Vaisseau Conception

Conception Vessel

RenMai

Ninmyaku

 

Vaisseau gouverneur

Governing Vessel

DuMai

Tokumyaku

 

Vaisseau Carrefour

Through-going Vessel

ChongMai

Shiyô-myaku

 

Vaisseau Ceinture

Belt Vessel

DaiMai

Taimyaku

 

Vaisseau Equilibre Yang

Yang Ankle Vessel

Yang QiaoMai

Yokiyô-myaku

 

Vaisseau Equilibre Yin

Yin Ankle Vessel

Yin QiaoMai

Inkiyô-myaku

 

Vaisseau Liaison Yang

Yang Linking Vessel

Yang WeiMai

Yôi-myaku

 

Vaisseau Liaison Yin

Yin Linking Vessel

Yin WeiMai

Ini-myaku

 

 

La traduction par ‘méridien’.

TOUT CELA, ces termes divers, avec des connotations et des idées sous-jacentes différentes, Jing, Mai, Keiraku, Myaku, Keimyaku…, s’est vu attribuer une unique traduction en Français : méridien. On a, comme pour les points d’ailleurs, une belle perte de sens et de nuances en chemin.


Nous devons le mot ‘méridien’ à Georges Soulié de Morant, un des grands promoteurs de l’acupuncture en Europe, qui n’était pas médecin, mais … diplomate en Chine. Persuadé de l’efficacité de l’acupuncture, il a traduit divers textes chinois qu’il a réunis dans son ouvrage ‘l’acupuncture chinoise’. Le mot ‘méridien’ a fini par s’imposer par l’usage, et d’ailleurs dans d’autres langues.

Pour Jean Fabre (in ‘Les repères de l’Empereur Jaune’), continuateur de la pensée de Jacques-André Lavier, le terme méridien ne tient compte ni du fluide souterrain, ni de l’idée de succession des points, clairement évoquée dans l’idéogramme. Méridien est, de plus, un terme cartographique désignant des conventions linéaires pour séparer l’espace, ce qui ne figure en rien la réalité vivante de l’énergie des Jing.


Jacques-André Lavier avait d’ailleurs lui-même proposé le néologisme de ‘péridromie’ (in ‘Histoire, doctrine et pratique de l’acupuncture chinoise’). ‘Dromos’ signifiant en Grec  à la fois une course (il y a du mouvement là-dedans), mais aussi le parcours, le chemin, et le préfixe ‘peri’ ‘autour’, donc, des ‘parcours qui courent’ tout autour du corps. Ce mot n’a pas été adopté par la suite.

Pour les myaku, les traducteurs ont été plus créatifs, puisque on trouve des Méridiens extraordinaires, Merveilleux, Merveilleux Vaisseaux et Vaisseaux Curieux, ce qui montre simplement que les traducteurs ne savent pas quel aspect considérer.

Car, suite à ce que nous avons vu ci-dessus, si on considère l’aspect organisateur奇経, le terme ‘méridien extraordinaire’ semble plus approprié. Et si on considère le flux circulatoire八脈, le terme Vaisseau conviendra mieux.

On ne voit pas comment les appeler au plus juste, si ce n’est en disant ‘8  circulations linéaires hors système classique’, ce qui est impraticable.

Quel à peu près dans les traductions, n’est-ce pas ?

Il faudra évidemment nous résigner à utiliser le même langage que les autres et que l’usage a fini par consacrer, mais au moins avons-nous ouvert notre compréhension sur la riche réalité que la pauvreté des mots dissimule. Et cela va nous inspirer pour notre pratique.

Arrivés à ce point, faisons une pause et laissons décanter tout cela, car le prochain article abordera plusieurs visions japonaises des méridiens et réfléchira sur notre pratique. Une autre histoire...

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