Sunday 4 October 2020

Le long chemin des méridiens - Regards japonais et utilisation en cabinet

Maintenant que l’étymologie nous a fait comprendre ce que l’on veut dire par ‘méridien’ (article précédent), considérons l’usage que l’on peut en faire.

Et puisque nous pratiquons un art japonais, intéressons-nous à des spécialistes au Japon.

Trois regards japonais sur les méridiens


Katsusuke Serizawa


Le Monsieur Tsubo cité dans un récent article, M. Serizawa, ne s’intéresse pas tellement aux méridiens mais ne les nie pas pour autant. Il part des organes et des entrailles, qui contrôlent le corps humain. L’énergie pour leur fonctionnement correct est fournie par un système total divisé en un système par organe. Les systèmes sont appelés méridiens, et il y en a donc 12. Des déficiences ou excès d’énergie dans ces systèmes déterminent si la personne est en bonne santé ou malade.

En outre, il y a 8 sous-systèmes dans le corps qui rendent possible les ajustements des intensités de l’énergie dans les 12 systèmes de base.  Ces sous-systèmes sont appelés keimyaku, ou vaisseaux. Les systèmes et sous-systèmes transportent le sang et l’énergie à travers le corps (KI Energie気  KETSU sang ).

Parmi les causes de maladies, les situations mentales et émotionnelles sont extrêmement importantes, avec dans leur sillage les soucis familiaux, les souffrances mentales résultant de divers désirs (succès, avidité, trop de sexe et d’alcool) qui génèrent des maladies. Les causes ne sont jamais exclusivement internes ou externes. La stagnation du flux d’énergie dans les systèmes de méridiens et le mauvais fonctionnement des organes et des tissus du corps produisent divers symptômes pathologiques.

Pour trouver le bon tsubo à traiter, il faut connaître le système de méridiens affecté, qui révèle l’origine du problème (et non se limiter au symptôme). Un mal d’estomac peut provenir du Foie, des Poumons, etc. Et c’est pourquoi la médecine orientale traite chacun comme un cas individuel.

Après, les traitements de M. Serizawa sont basés sur des kata de points, pour lesquels il utilise évidemment la numérotation par méridien, mais les noms… en Chinois. Allez comprendre pourquoi...

Shizuto Masunaga

A la base du shiatsu plutôt axé sur les méridiens de M. Masunaga, se trouve en fait un ressenti

Dans ‘Shiatsu et Médecine Orientale’, il nous dit ‘les méridiens que j’expérimentais ne concordaient pas avec ceux du traité classique. Il était incompréhensible  que les méridiens soient représentés comme de simples lignes reliant les Keiketsu. Il était curieux que du point de vue de  l’activité d’êtres plastiques les méridiens se présentent sous la forme de lignes toutes droites ou fassent de brusques détours. On en vient à la conclusion que la carte classique des méridiens est une carte simplifiée dans un but de facilité pour le traitement et que celle-ci a été tracée en faisant des keiketsu – les points de pratique – l’élément essentiel.  

Dès lors rien ne devrait s’opposer à ce qu’on ajoute des méridiens dont les réactions sont sensibles et qui se révèlent efficaces. Et de même, rien n’interdit d’appuyer entre les keiketsu classiques et on trouve de nombreux tsubo qui donnent au sujet une sensation de bien-être'.

Et, en bon chercheur, M. Masunaga a voulu, comme il dit, ‘ appréhender sur moi-même les trajets de

circulation des méridiens, comme une sensation de quelque chose qui s’écoulerait dans le corps’.  

Cette sensation du corps est à la base de ses exercices des méridiens (keiraku taisô) puisqu’il ajoute ‘je me suis rendu compte  que par des mouvements souples et lents, il me devenait possible de percevoir ceux-ci’ (les méridiens).  Ajoutant ‘je suis finalement parvenu à trouver six postures’ et ‘leur ressemblance avec les exercices de Jikyôjutsu (mélange de Dô In et de gymnastique moderne) est tout à fait fortuite’. (Et, au risque d'insister : ils n'ont rien à voir avec le Makkô Hô).

Mais on entrevoit là une constante dans la façon de mouvoir son corps, qui ne renforce aucunement les muscles ou le squelette (ces exercices étant qualifiés d’intellectuels), mais met en jeu les six sortes de systèmes fonctionnels de l’ensemble du corps.

Et donc, le mouvement se fait dans les directions vers lesquelles se dirige le Ki-Ketsu : devant, extérieur, intérieur, derrière, surface, profondeur et les côtés. Là où manque le Ki-Ketsu, c’est Kyô. Là où il stagne, c’est Jitsu.

Et il ajoute que comme les méridiens sont des systèmes qui enregistrent toute altération survenant dans l’organisme, procéder à la remise en ordre de ceux-ci revient à faire le traitement holistique du corps tel que l’envisage la médecine orientale.

C’est donc une autre vision, même si on utilise encore les tsubo.

On ne part pas des symptômes, mais d’altération pathologique de l’ensemble de l’organisme, le traitement est holistique.

On fait confiance à son ressenti pour trouver les endroits / les parcours à traiter

La vision est dynamique, elle considère le flux, ses directions et ses altérations, nous sommes en fait plus dans des circulations que dans des schémas statiques.

Que M. Masunaga ait complété /augmenté les trajets des méridiens classiques n’est pas entre-temps pour nous surprendre, puisque nous savons maintenant que les anciens traités mentionnent 32 méridiens KEI et 68 RAKU. Il serait intéressant de voir s’il a eu accès à et s’est inspiré de matériel existant, pour modéliser ou guider son ressenti.

Arrêtons-nous là, le but n’étant pas de réécrire un traité sur les méridiens, et examinons une troisième vision, plus contemporaine.

Ryokyu Endo

Ryokyu Endo propose lui aussi une vision axée sur les méridiens. Un homme aux multiples talents, puisqu’il est le créateur d’un style de shiatsu, le Tao Shiatsu, musicien,  moine Jodo (Terre Pure) au Wadenji de Kyoto…  (https://endo-ryokyu.com/). Son site mentionne sobrement qu’il a créé cette méthode, étant devenu capable, en pratiquant, de voir le mouvement du Ki et les méridiens.

Le Tao Shiatsu travaille sur les pressions, la posture et la stabilité, le mouvement du ki… et développe des techniques propres. Il définit les méridiens comme des courants du ki vital et aucune trace n’en subsiste donc après la mort. Les organes ne sont pas la vie, mais des outils qui étayent le corps physique. Les méridiens sont plus proches de l’essence de la Vie que les organes. Ainsi, dit-il ‘les méridiens sont liés à la vie invisible et l’anatomie nie leur existence’. L’essence de la Vie peut être perçue uniquement à travers de vraies sensations et le visible n’est qu’une portion infinitésimale.

Les méridiens forment la toile de fond des organes anatomiques et sont à l’origine de toutes les fonctions vitales. En quelque sorte, le courant d’énergie vitale, la Vie qui sous-tend le fonctionnement du corps. Vision intéressante, car elle nous invite à abandonner toute tentative d’explication anatomique et toute spéculation sur la détection scientifique des méridiens : on ne trouvera rien.

Si l’étude des méridiens doit suivre le tracé d’un diagramme, toutefois, ils sont difficiles à trouver en un emplacement précis, car ils sont caractérisés par leur changement incessant de position. Pour guérir les troubles, les thérapeutes doivent s’adapter au changement des méridiens, et donc développer leur réceptivité, devenir ‘comme des enfants’. Devenir capable, en fait, de percevoir la douleur ou la joie d’une autre personne comme les siennes propres.

Sa démarche est similaire à celle de M. Masunaga, tout en allant plus loin et il s'est fait, comme il dit,  ‘une idée nette’ de l’existence de 24 méridiens parcourant l’ensemble du corps. Ainsi, pour M. Endo :

  • Il est inconcevable que les méridiens s’arrêtent à un endroit donné, puisque la Vie circule à travers eux

  • Il est anormal que des méridiens montent par les cuisses et s’arrêtent à l’aine

  • Il y a douze méridiens sur chaque côté du dos

  • Les méridiens des bras et des jambes circulent en paires

  • Le Vaisseau Conception et le Gouverneur circulent aussi sur les bras et les jambes et la zone du dos.

Il donne une technique pour détecter les méridiens : ‘lorsqu’un thérapeute applique une pression (continue) sur deux points du même méridien, ces deux points doivent être ressentis comme un seul’. Après quelques secondes, le patient ne perçoit plus la pression que sur un seul point et non deux. A ce moment, vous avez trouvé un méridien. Voilà qui nous incite à chercher les connexions.

Quant aux tsubo utilisés en Tao Shiatsu (traduits par ‘creux physiologiques des méridiens’), ils n’ont pas de position anatomique précise, puisqu’ils changent en fonction des circonstances. Ils sont l’accès aux méridiens et importants pour les méridiens kyo situés à la fois en surface et en profondeur. Si on ne comprend pas les tsubo, au lieu d’être un aspect de la vie, les méridiens ne sont que des lignes courant à la surface du corps. Nous ne savons pas pourquoi de tels creux physiologiques apparaissent sur les méridiens, mais ils sont des points importants pour le traitement.

Ryokyu Endo ajoute que lorsque le concept de méridiens est exclu de méthodes thérapeutiques comme le shiatsu et l’acupuncture, ces pratiques ne peuvent plus entrer dans la catégorie de la médecine orientale. Les méridiens permettent de poser un diagnostic individuel et il s’agit donc de médecine, sinon ce sont des méthodes curatives

Le travail avec les classifications de maladies est occidental et le shiatsu basé sur ces diagnostics ne permet pas au thérapeute de décider vraiment du traitement et donc, d’en être responsable.

Trois visions intéressantes pour enrichir notre pratique, et qui ne s'excluent pas. Et il y a sans doute encore bien d’autres théories, classifications, utilisations de méridiens, existantes ou à venir…


La disparition des méridiens… et des points


La lecture de ce qui précède nous amène à une constatation intéressante sur l’impermanence des méridiens et des points.

Cela vient éclairer cette remarque faite un jour en stage par Maître Ohashi dans son stage sur la psychologie des méridiens : ‘le problème doit être assez visible pour pouvoir être traité. Lorsqu’il y a désir, focus, le méridien est présent. Lorsque c’est bien équilibré, le méridien disparaît’. Il rejoint ici M. Masunaga dans sa perception de la spatialité des méridiens et des directions du Ki Ketsu. Lorsque le but est atteint, le méridien disparaît. Et il ajoute que ‘tsubo, méridiens, tout cela est très subjectif. C’est notre chance et, en même temps, c’est une difficulté’. 

Pour Ryokyu Endo, les tsubo mêmes disparaissent car  ‘quand on applique une pression régulière et constante, les tsubo se remplissent de ki et disparaissent de la zone respective du corps’.

Donc, au fond, pourquoi nous préoccuper tellement de tout cela, puisque, le traitement terminé, on n’en parle plus ?

Et puis alors, on fait des points ou des méridiens, ou les deux ?

Deux approches, une pratique

Au terme de ces trois articles, il me semble donc que le besoin de classifier les shiatsu en shiatsu de méridiens et shiatsu de points est plutôt une manie d’Occidental et il apparaît clairement des quelques réflexions ci-dessus que les Japonais, quand ils privilégient les tsubo, n’oublient pas les méridiens, et, quand ils mettent en avant les méridiens, tiennent compte des tsubo. Et, dans notre pratique, il me semble également que nous faisons de même, sans avoir le besoin de trop y réfléchir.

Rappelez-vous, à la base déjà, le mot général KEIKETSU, traduit par ‘point’, intègre aussi bien le tsubo que la ligne verticale sur laquelle on le situe.

Il y a plusieurs angles d’approches qui ne s’excluent pas :

  • Occidental ET Oriental : gardons bien en tête que le shiatsu s’inspire des deux, et posons là que, peut-être, l’approche par points /symptômes /traitement parle plus facilement à un Occidental, tandis que le concept des Méridiens / ressenti lui est plus étranger et se rapproche plus de la médecine holistique orientale.

  • Chinois ET Japonais : nous avons vu que les Japonais, arrivant après les Chinois sur certaines conceptions d’origine chinoise, développent leur propre vision et considèrent d’autres approches. On ne peut donc pas se limiter à la vision purement chinoise si on fait du shiatsu, on doit se demander quelle est l’approche japonaise de la chose. Il y a un génie particulier propre aux Japonais. Les subtiles différences, déjà dans le choix des mots, expriment bien cela.

  • Energétique ET anatomique : les tsubo sont plus faciles à intégrer dans une approche anatomique / physiologique (en tout cas dans leur localisation classique), tandis que les méridiens sont de l’ordre du ressenti et de l’énergétique, anatomiquement ils sont et resteront sans doute indétectables. Cela nous délivre du besoin de nous expliquer…

  • Ressenti ET savoir, expérience ET apprentissage : si un savoir est évidemment nécessaire pour comprendre cette vision de l’humain et l’appliquer, il n’est qu’un panneau indicateur et le ressenti seul dira l’emplacement exact des tsubo et la qualité des méridiens à travailler.

Vous avez remarqué que je n’oppose pas ces visions par ‘ou’, mais que je mets un ‘ET’. ‘Ou’ n’a, philosophiquement, pas sa place dans une pratique orientale.

Dans la pratique quotidienne

Avec le temps, il me semble aussi qu’il y a plusieurs étapes, inévitablement, dans la pratique et l’évolution d’un praticien, qu’il s’agisse de tsubo, de méridiens, de tout concept, technique, ressenti…

Au début, on nous apprend évidemment le trajet des méridiens (classiques ou Masunaga selon les écoles), l’emplacement et l’affectation des points. Et, en bons élèves appliqués, quand nous travaillons sur quelqu’un et que nous décidons, par exemple, de faire le Poumon, nous faisons consciencieusement tout le méridien.

Au bout d’un temps, on se rend compte que ce n’est pas vraiment nécessaire, et on ne travaille plus que les points les plus importants, les Shu par exemple, ou des parties de méridiens qui font sens pour le problème en présence.

On nous apprend également des kata, càd des enchaînements de mouvements et de points, qui sont généralement de bonnes entrées en matière et de bonnes pratiques quand il n’y a pas de chose particulière à travailler. Après, nous inventons nos propres kata, et la seule mesure de leur pertinence est leur effet et leur efficacité.

J’en suis venu, finalement, tout en gardant la boîte à outils qui précède, à rechercher les connexions de points sur un même ou sur différents méridiens, et les mains font comme une promenade sur le corps le long des méridiens (ou pas), s’arrêtant où elles sentent que c’est nécessaire


La vision globale du corps et de ses couches énergétiques m’inspire actuellement beaucoup et donc, ne pas perdre de vue que les méridiens sont du Sud/Nord, Ciel/Terre est inspirant pour le travail. Le Vaisseau Ceinture venant tenir tout cela ensemble… Dimension spatiale du travail, et dimension temporelle dans le rythme, l’intensité des pressions.

Et je me réjouis de savoir qu’il y a d’autres voies à explorer, et d’autres étapes de développement à venir.

Un aspect essentiel restera toujours le ressenti des receveurs. Il arrive qu’en pressant certains points, le receveur indique des sensations à divers endroits du corps et, parfois, il indique exactement le trajet du méridien. Merveilleuse confirmation de leur existence et de la pertinence du travail en cours …

Travaille-t-on mal quand on commence le shiatsu et qu’on fait de façon hésitante ce qu’on vient d’apprendre ? Non, puisque, quand on commence, des clients viennent et cette façon de travailler leur convient, visiblement. L’essentiel va être dans le travail sur soi, l’ouverture, le ressenti, la présence, l’intention et l’attention, l’intensité de l’échange… et toujours SHOSHIN ‘le ressenti profond des premiers instants’, l’état d’esprit qui ne devrait jamais nous quitter.

N’oublions pas par ailleurs cette petite phrase assassine de M. Masunaga : ‘Cependant, même sans étudier beaucoup, on peut, néanmoins, obtenir de bons résultats, et même si on ne connaît pas bien la théorie, on ne court pas de grands risques. Un fait peut le prouver, c’est le peu d’efforts que font aujourd’hui  les thérapeutes de shiatsu, une fois leurs études terminées, pour continuer à apprendre et à lire des ouvrages, comme le font les acupuncteurs. Parce que, même si on manque les Tsubo et même si le degré des pressions n’est pas convenable, l’action des Tsubo se fait malgré tout ici ou là, quand on appuie plus fort un peu partout. Une telle façon de faire, cependant, rend impossible la prise des Tsubo efficaces pour les personnes réellement malades’.

Voilà qui est clair : peu importe le niveau, mais soyons conscients que

  • si nous nous trompons, ce n’est pas grave, il n’y a pas de risques
  • si nous sommes des feignants, nous ne serons pas vraiment efficaces.

Oh, les jolis paradoxes orientaux !

Je nous souhaite un bon travail, sur 12, 24, 32 ou 100 méridiens, entre keiketsu, tsubo, keiraku, myaku et autres termes inspirants qui vous sont familiers maintenant. 



 

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