Sunday, 4 December 2022

Secrets de Shiatsu (II) : écoute et parole

Inspiré par le livre de Tobie Nathan ‘Secrets de thérapeute’


Tobie Nathan est, depuis 50 ans, ethnopsychiatre. Il considère que chaque ethnie a son inconscient collectif, son langage, ses traditions, ses mythologies, son rapport au monde des esprits… et que, par conséquent, on ne peut pas traiter cette évidente diversité avec le seul héritage des pères occidentaux de la psychanalyse.

Dans ce livre très inspirant, j’ai trouvé beaucoup de bonnes analogies avec notre pratique du Shiatsu.

Corps-esprit


Quand on va voir un psy, c’est évidemment pour parler de soi. Ce qui n’est pas nécessairement ni obligatoirement le cas en séance de Shiatsu. Certains demandent s’ils peuvent parler. Fort bien. D’autres ne disent rien. Fort bien. Chacun est comme il est.
 

Je ne suis pas psy. Je n’ai donc pas les compétences pour mener une analyse psychologique. Parfois, il faut même l’exprimer : ‘je ne suis pas votre psy’. Mais on peut parler. 

Comme l’explique Guy Van Huyen, ce n’est d’ailleurs pas parce qu’on est en train de parler ou de montrer quelque chose à des étudiant(e)s qu’on perd le contact avec le receveur/la receveuse. On reste avec lui, avec elle. Cela se travaille.

Très souvent, je constate quand même en séance que les plus volubiles s’apaisent et rentrent dans la sensation, dans la profondeur du toucher.

Dans la vision orientale qui nourrit le Shiatsu, il n’y a d’ailleurs pas de séparation entre corps et esprit. Fondamental au Japon et dans notre pratique est le corps-esprit. En touchant le corps, nous touchons tous les aspects de l’Etre, jusqu’au plus subtil.

Mais en Occident, les catégories sont bien séparées. Il arrive donc que des psychologues m’envoient leurs clients, estimant qu’ils auraient bien besoin d’un ancrage corporel, d’un apaisement, d’un ressenti… Cela va dans les deux sens, c’est une belle collaboration à mettre en place avec des psy avec lesquel(le)s nous nous sentons en affinité. Car, de manière générale, l’homme et la femme ‘modernes’ sont beaucoup ‘trop haut’, déséquilibrés énergétiquement, dans leur tête. Au lieu de tourner rond, cela tourne en rond.

Corps-esprit : comme avec tout le reste, il y a un équilibre à trouver entre ce que c’est et où nous en sommes.

Papotes, parlottes et Parole



Là où cela devient étonnant, c’est lorsque Tobie Nathan, pourtant psychiatre renommé, nous met en garde face au cœur même de son métier.  

‘Levantin’ (né en Egypte), il affirme qu’on parle pour parler, parce que c’est ce que l’humain fait de mieux, la plupart du temps pour rien, sans raison. Il évoque la fascination pour la parole qui s’est emparée de la France de la thérapie dans les années ’60 et a duré des décennies. Et encore aujourd’hui règne ce qu’il appelle ‘la mystique de l’aveu’ (avoue, et tu iras mieux)…

‘Tout cela m’a très tôt semblé préciosité inutile, factice et hautaine, qui plus est’. Il est persuadé que ce dispositif où l’un  parle et l’autre écoute convient mal à la thérapie et même qu’il ‘dessert sa fonction première qui est tout de même de guérir’.

Si on passe son temps à parler, on ne travaille pas, on ne soigne pas. A lire Tobie Nathan, c’est vrai qu’il nous parle plus de séances collectives, de transe, de possession par les esprits, d’amulettes, de fétiches, d’objets animés, de rituels…que d’une conversation sur un divan. L’ethno-psychiatrie, cela doit déménager !

Mais attention ! Il faut quand même, je crois, faire la différence entre la Parole et le bavardage, les parlottes.

André Padoux
, dans son livre très dense intitulé ‘L’énergie de la Parole’(p.17) fait état de ces Traditions pour lesquelles la pensée ne se dégage jamais du mythe. ‘La Parole prononcée à l’origine des temps est une force créatrice et efficace, une énergie (shakti) à la fois cosmique et humaine, dont l’homme peut s’emparer au moyen des formules (mantras) dans lesquelles elle s’exprime (formules ayant aussi valeur magique et ordinairement liées à des rites) et s’égaler par là aux dieux ou au premier principe créateur lui-même. Pensée où toute forme de parole, aussi, participe en quelque sorte de cette puissance magique’.

Tobie Nathan évoque d’ailleurs ces pratiques lorsqu’il nous parle de théurgie, du nom caché de Dieu, qui donne à l’homme la puissance créatrice (l’histoire du Golem). Nous voilà partis sur des univers fascinants avec la pratique (véritable) des mantras ou, version japonaise, le kototama (syllabes ‘âme des mots’). De quoi écrire quelques livres.

Revoir la qualité de l’écoute et de la parole


Dans nos séances de Shiatsu, la dérive est facile de nous étaler sous la forme de parlottes et papotes se voulant bienveillantes et compassionnelles, certes, mais bien loin de ce pour quoi on vient nous voir, consciemment ou non.

Nous rendons au corps la place qu’il a perdue, nous ramenons au ressenti et à l’écoute du corps. Nous avons avec nos mains une voie directe pour y arriver par le toucher. Parler est un détour. Dans certains cas, il faut emprunter la déviation. A nous de voir.

Tobie Nathan nous invite par son livre à revoir la qualité de l’écoute et de la parole qui sont échangées en séance.

L’écoute est la condition première d’un véritable travail. Elle consiste à laisser le receveur s’exprimer (language et body language), à ne pas le couper ou l’orienter en fonction de ce que nous croyons ou pensons savoir qui serait bon pour lui. L’écoute véritable est silencieuse.

Les mots que nous entendons ne viennent pas titiller le mental, ils sont reçus dans le cœur, sans jugement, sans commentaire, sans avis… Ce ressenti est fondamental.

Les mots qui nous viennent ensuite montent de ce même ressenti. 3 ans plus tard, une cliente m’a rappelé ce que je lui avais dit et combien cette parole avait changé sa vie. Je ne m’en souvenais pas. Dans l’instant, c’est ce qui est venu.

Il y a deux mots en Japonais, propres à la Médecine orientale, pour éclairer et nuancer ce que devraient être l’écoute et la parole : ‘Bunshin’ et ‘Monshin’.

Bunshin


Shin est souvent mal traduit par un vilain mot interdit, proscrit, suspect et mis à l’index, commençant par ‘d’. Il a pourtant une connotation clairement en rapport avec un traitement, mais la signification profonde serait plutôt ‘énoncer clairement sa pensée’.

Dans le kanji
, on lit en effet à gauche ‘parler’ (mieux encore ‘cœur sorti de la bouche’) et à droite ‘rendre clair’.

Donc énoncer clairement sa pensée en faisant ‘Bun’.

M. Masunaga, dans ‘Shiatsu et Médecine Orientale’ va au fond des étymologies.

聞診 Bunshin : ‘énoncer clairement sa pensée en cherchant à entendre, à distinguer par l’oreille, quelque chose d’indistinct’. Le kanji montre en effet deux portes et une oreille au milieu. Donc, écouter aux portes en quelque sorte, tenter de percevoir ce qu’on dit à huis clos.
‘Bun’ incluant également l’idée de perception par l’odorat, on ajoute parfois cette notion.

A ne pas confondre, nous dit M. Masunaga, avec Chôshin, qui s’écrit
聴診 et renvoie à l’auscultation occidentale (avec le stéthoscope, par exemple), comprenant l’idée d’un examen prudent.

A partir de là, nous avons plusieurs pistes de réflexion et de travail :

  • L’attention aux bruits du corps qui se déclenchent régulièrement en séance, aux soupirs, aux modifications de la respiration, aux craquements qui parfois se produisent spontanément. Je trouve un ventre totalement silencieux bien plus inquiétant qu’un ventre qui s’exprime dès qu’on le touche, par exemple.

    Si nous pouvions entrer dans notre corps, nous percevrions un bruit terrible et permanent, le sang qui coule dans les vaisseaux, la déglutition, les battements cardiaques, le péristaltisme… tout cela a une musique, fonctionne ‘tout seul’, et sans doute en deviendrions-nous conscients si nous arrivions à arrêter le bruit permanent d’en haut, celui des pensées, qui occupe généralement toute notre attention.

    Bref, le corps parle un langage a priori indistinct, à nous de décoder.

  •  Bunshin nous invite surtout à aller au-delà du symptôme et à chercher la cause cachée du problème. ‘Quelque chose d’indistinct’ est en effet souvent à sa base, que ce soit de l’ordre du non-dit, de l’informulé, de l’inconscient, du passé…

    Faut-il interroger ? Parfois. Quelques mots, noyés au milieu d’un discours, peuvent amener une certitude. Et à d’autres moments, nous trouverons simplement en posant les mains à distance du symptôme…

  • Orient et Occident ne s’opposent pas et se rencontrent souvent. On pourrait ainsi faire un pont entre Bunshin et Chôshin, avec les travaux de Gerda Boyesen, fondatrice de la psychothérapie biodynamique. Surnommée ‘la dame au stéthoscope’, elle écoutait les ventres de ses clients, énonçant qu’on pouvait résoudre les stress psychologiques en travaillant sur le système digestif (digérer ses problèmes). Elle appelait ainsi les bruits intestinaux ‘psycho-péristaltisme’ et proposait des massages profonds pour traiter le physique et le psychologique.

    Voilà qui ne nous paraîtra pas si étrange, maintenant qu’on parle des neurones intestinaux, qu’on sait que le hara est une zone intensément émotionnelle et que corps-esprit ne font qu’un. Encore une piste bien intéressante à explorer…

Monshin


Après l’écoute, la parole.

Shin
 : énoncer clairement sa pensée.
Et Mon :
L’image des deux portes est toujours là, mais au milieu se trouve une bouche cette fois. Et donc, c’est comme si nous parlions, mais face à une porte fermée. Le sens est alors : ‘ questionner verbalement quelqu’un sur ce qu’il tient caché dans son cœur’.

Monshin retraduit devient donc : ‘énoncer clairement sa pensée en questionnant verbalement quelqu’un sur ce qu’il tient caché dans son cœur’.

Cela me rappelle le Dr House : ‘Patients lie’. C’est-à-dire qu’ils ne nous donnent pas toujours la vraie raison de leur venue, soit sciemment, soit parce qu’elle n’est pas de l’ordre du formulé. Il est d’ailleurs des choses que l’on ne peut dire la première fois, il y faut une relation de confiance, qui se construit avec le temps.

Propres aux deux ‘Shin’ est l’aspect caché. Avec  ‘quelque chose d’indistinct’ et ‘ce qu’on tient caché dans son cœur’, il va s’agir, pour nous, de ne pas nous arrêter aux apparences. Il nous incombe d’aider à l’exhumation et à la formulation de la cause profonde. Nous savons d’ailleurs que le symptôme est la manifestation de quelque chose de profond et que traiter le symptôme ne traite pas la cause.

De l’ordre de l’informulé


En tant que praticien de Shiatsu, nous savons que le premier moyen ne sera jamais la parole.

Tobie Nathan nous confirme dans ce ressenti depuis sa position privilégiée au cœur d’un art de la parole. C’était pour moi très étonnant et très stimulant de lire cela.

Le travail profond s’effectue en effet sans un mot, à un moment où la présence s’installe dans le silence.

Dans cet indistinct, ce contact qui n’en est plus un et se fait fusion, où il n’y a plus lui et moi ou elle et moi, où le Souffle traverse et anime, soudain quelque chose apparaît, s’en va, se réinitialise, il y a ce frémissement profond et joyeux… la personne se lève et le visage a changé.

Secret de thérapeute de Shiatsu… chacun est en chemin.

Je n’en dirai rien, car formuler oriente le ressenti.

‘Pour savoir vraiment ce qu’est le Shiatsu, il faut recevoir une séance, le ressentir dans son corps’.


Dans le prochain article, nous partirons de ce que nous dit Tobie Nathan sur la transmission.





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