Sunday 11 December 2022

Secrets de Shiatsu (IV et fin) : la spécificité universelle du Shiatsu

Inspiré par le livre de Tobie Nathan ‘Secrets de thérapeute’



Tobie Nathan est, depuis 50 ans, ethnopsychiatre. Il considère que chaque ethnie a son inconscient collectif, son langage, ses traditions, ses mythologies, son rapport au monde des esprits… et que, par conséquent, on ne peut pas traiter cette évidente diversité avec le seul héritage des pères occidentaux de la psychanalyse.

Dans ce livre très inspirant, j’ai trouvé beaucoup de bonnes analogies avec notre pratique du Shiatsu.


Pas de méthode universelle


Respecter l’histoire des familles, le parcours de leurs aïeux, les terres qui accueillent certains de leurs ancêtres, les dieux auxquels ils ne croient plus, les cultes dont ils ignorent tout, est nécessairement le premier temps d’une thérapie, nous dit Tobie Nathan.

Impossible pour un seul homme de maîtriser tout cela. Les consultations d’ethnopsychiatrie sont donc un travail d’équipe : ‘Il ne s’agissait plus de traiter un patient, mais de tenter de résoudre un problème qui, certes, affligeait une personne, mais concernait sa famille et son groupe. Dans cette discussion, tout le monde allait participer : le patient en premier lieu, mais aussi les membres de sa famille, les médiateurs, les thérapeutes, les stagiaires…les travailleurs sociaux, les experts…tout ce monde agglutiné…’

Bien, mais alors, s’il existe autant de thérapies que de peuples, il n’existe pas de méthode universelle. ‘La thérapie ne peut être une, elle est multiple par nature’. Pour chaque patient, il faut aller chercher dans ses attachements une pensée pour le soigner.

Ceci nous invite à réfléchir sur cette multiplicité avant de revenir sur la ‘spécificité universelle’ du Shiatsu.

Les choses visibles et invisibles


De multiplicité, il en est question à toutes les pages dans le livre de Tobie Nathan..

Il nous fait ainsi prendre conscience d’un riche arrière-plan culturel africain, amérindien, oriental, juif… susceptible de débarquer un jour dans notre cabinet, incarné par ses sujets. Nous ne serons bien sûr pas compétents pour en parler, mais il peut être bon de pressentir ce qui sous-tend et accompagne nos client(e)s potentiel(le)s.

J’ai découvert dans ce livre une incroyable diversité dans les thérapies pratiquées dans le monde entier. Tous phénomènes qu’étudie l’ethno-psychiatrie : la transe, les pratiques de guérison des évangélistes africains, les esprits et démons de la vie quotidienne en Egypte, les fétiches africains qui connaissent l’ordre du monde, les amulettes pour empêcher Lilith de tuer les enfants, les cas de possession par les Djinn…

Le cas des objets animés est particulièrement intéressant car il nous renvoie au Japon. Nombre d’objets africains, par exemple, sont chargés de pouvoirs de guérison et autres… de par la vénération, l’attention et l’utilisation quotidiennes dont ils font l’objet. Il faut savoir que c’est le cas au Japon également.

Muriel Jolivet dans son excellent livre ‘Les dernières chamanes du Japon’ n’hésite pas à dire que ce pays est le plus hanté au monde. En effet, tout y a une ‘âme’ : les arbres, les pierres, les statues, les poupées…

Nombre d’objets de la vie quotidienne, dès qu’ils atteignent l’âge de 100 ans, possèdent une âme. Les tsukumo gami (esprits des vieilleries) se manifestent partout : balais qui se baladent tout seuls, vieilles chaussures animées de mouvements, tas de poussière animés, épouvantails danseurs, parapluies volants, miroirs magiques… la liste est longue.

Sylvain Jolivalt dans ‘Esprits et créatures fabuleuses du Japon : Rencontres à l’heure du Bœuf’ nous illustre cette immense variété de kami, yôkai, Maîtres de l’Eau, Protecteurs des Montagnes, esprits de l’air, gardiens des enfers et yûrei (fantômes) de tout poil.

Toutes rencontres que l’on risque de faire à l’heure du bœuf, soit entre 1h et 3h du matin, l’heure du Foie, celle où on nous dit précisément qu’il vaut mieux dormir. Et l’heure des cauchemars quand le Foie est un peu survolté !

Au Japon, de nos jours, on vous déconseille de sortir la nuit dans certains endroits sous peine de mauvaises rencontres.

L’attention que l’homme accorde aux mondes spirituels manifeste leur présence sur terre. Au Japon, la présence des kami est ainsi perceptible partout, si on ne s’en coupe pas.  

Chez nous, il reste bien des endroits où l’on ‘sent’ quelque chose, une présence… Mais ils sont plus cachés qu’auparavant, moins ‘activés’ en quelque sorte.

Enraciné dans l’irrationnel


Il s’agit donc d’être bien conscient de cette réalité du pays qui a vu naître le Shiatsu. Et cela de la part d’un peuple considéré généralement comme plutôt sobre et très rationnel. Il reste quelques mythes à déconstruire… et à faire attention aux objets que nous plaçons dans notre cabinet et ailleurs.

Il s’agit de prendre conscience de l’imprégnation des pères et grands-pères du Shiatsu dans cette réalité japonaise.


N'en déplaise aux fervents adeptes de la rationalité (très récente au Japon, la greffe de l’ère Meiji), il y a d’ailleurs aux origines du Shiatsu pas mal de pratiques sentant le soufre magique, irrationnel, rituel, plus simplement spirituel. Tamai chantait le Hannya Shingyô et pratiquait avec ‘les mains inspirées’, en fait 靈手, reite, ce qui renvoie à Rei / Tama, faute de mieux, ‘l’âme’. Donc, les mains connectées aux âmes. Il y en a 4 dans le Shintô : ichirei, shikon , un rei, quatre mitama. Autre sujet.

Selon Billy Ristuccia, presque tous les anciens manuscrits de Shiatsu contiennent une partie consacrée à la méditation et aux méthodes pour développer la puissance intérieure.

指圧秘図 Shiatsu Hizu, carte secrète du Shiatsu, est l’appendice d’un livre paru en 1933 (publié par Tanokura Kaisen, ‘Notes secrètes sur la thérapie des doigts et des paumes’), montrant que les Japonais n’hésitent pas à se réclamer d’une connaissance cachée, ésotérique, propre aux thérapies corporelles.

Et que penser de pratiques du Kohô Shiatsu comme
Arukōru Shindan-Hō アルコール診断法 Méthode de diagnostic par l’alcool, a priori bien peu scientifiques ?

Le Japon, pays multiple où tout et son contraire se côtoient dans la plus grande tolérance, est ici de nouveau une inspiration pour notre pratique.

Qui sommes-nous donc pour ranger au rang d’inepties des pratiques enracinées dans des cultures ancestrales et qui y ont fait leurs preuves, puisqu’on y a eu longtemps recours sur tous les continents, et encore aujourd’hui ? Et d’ailleurs, dans nos campagnes aussi.  

Teate


Revenons à Tobie Nathan qui cherche en permanence une pensée pour soigner.

Avec le Shiatsu, nous prendrions plutôt les choses à l’envers. Nous avons là un Art clairement Japonais dans ses racines et son essence, mais qui, pourtant, parle à l’humanité entière.

Travaillant dans le quartier européen à Bruxelles, j’ai déjà reçu de nombreuses nationalités de tous les continents, et personne ne m’a fait la remarque que ça ne marchait pas culturellement.

C’est que, nous ne cherchons pas ‘pour chaque patient dans ses attachements une pensée pour le soigner’ : nous mettons les mains.

A la base de toutes les thérapies du toucher, nous dit M. Masunaga, il y a le Teate
手当, littéralement ‘la main’ et ‘frapper, s’approprier’, dont M. Masunaga nous dit qu’il est ‘la forme première de toutes les thérapeutiques médicales’.

Dans une récente publication, M. Kawada (Blog Yoseido Shiatsu School) nous dit que ‘c
’est parce que le shiatsu possède ce mot Teate, cest à dire la main touchant lendroit qui devrait être touché intuitivement, que le shiatsu a pour vocation daider la personne qui souffre de douleur physique, psychique ou émotionnelle. D’ailleurs, le mot tsubo ( / vase ) qui correspond aux points des méridiens signifie aussi lendroit exact qui doit être touché’.

Nous n’avons donc pas de questions à nous poser concernant les personnes qui se présentent, il suffit de faire ‘teate’. A supposer même que nous ne puissions communiquer dans aucune langue, il suffit de faire ‘teate’.

Depuis la nuit des temps, les êtres humains savent poser les mains là où cela fait mal, bloque… et ceci quels que soient les pays, les croyances, les traditions…

Même si, évidemment, nos receveurs sont, morphologiquement, toujours différents et si nous pouvons observer des différences dues au lieu de naissance et de vie, au mode de vie, à l’alimentation, aux événements de la vie… un corps est toujours un corps et nous posons les mains sur ces corps.

Chacun est semblable, mais aucun n’est pareil.

Un Art Japonais pour le Monde


Bien sûr, nous allons décoder et travailler selon le cadre de référence qui est le nôtre. C’est là que nous avons par moments le problème inverse d’un ethnopsychiatre : nous pratiquons un art dont nous ne comprendrons jamais parfaitement les tenants et les aboutissants.  

C’est une partie de la réflexion menée dans mon livre ‘Le Shiatsu – Un Art Japonais’. Nous pratiquons un Art Japonais, mais ‘gaijin nous sommes et resterons’, càd que nous n’aurons jamais accès – en tant que non-Japonais – à l’âme profonde du Japon et ce qu’elle implique pour la pratique.

Mais ce n’est pas grave, si nous tentons d’intégrer l’esprit japonais qui est ouverture, curiosité, inclusivité, assimilation, paradoxes, respect et, avant toute chose : la pratique sans cesse répétée.

Corps-esprit ne font qu’un, et chacun le prendra par le bout qu’il veut.

Si c’est l’esprit, il va falloir diversifier, comme le fait Tobie Nathan.
Si c’est le corps, il suffira de poser les mains et de rentrer dans le ressenti, comme nous l’ont montré nos prédécesseurs sur la Voie.

Dans nos pays occidentaux, peut-être y faudra-t-il deux professionnels, un de l’esprit et un du corps pour retrouver un bien-être à tous les étages. Et parfois peut-être pas.

J’ai des clients qui viennent me trouver sans même savoir où ils mettent les pieds ni ce qu’on va faire, on leur a simplement dit que c’était bien. Même comme cela, cela fonctionne, parce que le corps reçoit.

Au fond, le Shiatsu consiste à rendre au corps la place centrale qui est la sienne. Redescendre du lanterneau mental pour revenir au hara, à Kikai, à la mer d’énergie.

J’ai eu récemment comme retour : ‘je ne connais rien d’aussi profond’. C’est que, par le corps, on touche à toutes les dimensions de l’être. Autre débat.

Merci à Tobie Nathan de m’avoir inspiré tellement de choses à partir de son livre ‘Secrets de thérapeute’. Lecture recommandée à tout thérapeute.

Bonne lecture, et bonne pratique !


Un petit bonus ? D'où vient le titre 'les choses visibles et invisibles ' ? Une autre méditation...





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