Inspiré par la lecture du livre de Tobie Nathan, 'Secrets de Thérapeute'.
Tobie Nathan est, depuis 50 ans, ethnopsychiatre. Il
considère que chaque ethnie a son inconscient collectif, son langage, ses
traditions, ses mythologies, son rapport au monde des esprits… et que, par
conséquent, on ne peut pas traiter cette évidente diversité avec le seul héritage
des pères occidentaux de la psychanalyse.
Dans ce livre très inspirant, j’ai trouvé beaucoup de bonnes analogies avec notre
pratique du Shiatsu.
Cuillère !
Maintenant que j’enseigne le shiatsu… non, donne cours de shiatsu…, non,
transmets le shiatsu… non plus. Que
faut-il dire pour le Shiatsu ?
Je suis prof de langues germaniques à la base, donc supposé capable de
faciliter l’apprentissage avec une pédagogie adaptée. Sauf que ‘j’en gardai aussi une allergie profonde à la pédagogie telle qu’elle
se pratique à l’école, dans des classes à longueur de journée, avec des
niveaux, des examens et des diplômes. L’école devrait être celle de la vie sous
toutes ses facettes’ (in : Le Shiatsu - Un Art Japonais).
On connaît des gens intellectuellement brillants mais humainement déplorables.
Inversement, quelques cancres se sont hissés à des sommets. Premier de classe,
cela flatte l’ego, sans plus.
L’économiste Charles Gave (abstraction faite de toute conviction politique) ne
mâche pas ses mots à ce sujet : ‘La première erreur, c’est de croire que
ceux qui ont fait les meilleures études sont les plus intelligents. Etre
capable de répéter ce qu’ont dit les professeurs n’est pas une preuve
d’intelligence… On a bâti un système d’éducation qui fait monter les gars qui
ont une mémoire de cheval mais n’ont aucun caractère’.
- Il parle notre langue, le roi Burgonde ?
- Il a suivi des cours.
- Arthur ! Cuillère !
Il ne s'agit certes pas de déconsidérer l'intelligence, mais d'éviter l'amalgame avec l'intellect stérile qui s'auto-congratule à travers des systèmes périmés.
La transmission ‘top down’ où le prof en sait plus que ses élèves est dépassée dans un monde 3D où les technologies de communication donnent accès à toute l’information de l’Univers.
Je ne vous ferai pas le coup du 'c'est mieux au Japon'. Depuis l'époque Meiji, le Japon a adopté la méritocratie compétitive et sélective à l’occidentale, en l’exacerbant même encore plus, si possible, dans les domaines économiques, politiques, médicaux, académiques…
Et donc ce modèle (même à supposer qu’il soit correctement appliqué) ne me semble pas adapté du tout à l’enseignement du Shiatsu, où l’on constate parfois l’emploi de termes pompeux empruntés au vocabulaire des ‘hautes écoles’.
Le dôjô sur l’autre versant
Mais, traditionnellement, dans la sphère des arts martiaux et des pratiques corporelles, les Japonais ont autre chose à proposer : le modèle du dôjô. Dôjô, 道場, littéralement, le lieu de la Voie. Il y a, avant tout, la pratique. Le dôjô est ouvert à tous les pratiquants à tout moment. Tous reçoivent un enseignement adapté. Parfois séparés par grades, parfois mélangés… et c’est le défi pour le ‘Sensei’ 先生 (étymologiquement celui qui est né avant, donc l’ancien) de faire en sorte que chacun en retire ce qui lui convient.La progression se fait souvent par grades et, s'il y a des 'examens', ce sont surtout des moments de démonstration de savoir-faire et de savoir-être, car il y a aussi une étiquette : on ne se tient pas n'importe comment dans un dôjô et on connaît sa place, ainsi que les tâches qui y sont relatives.
A propos d’ancienneté, avant d’enseigner le Shiatsu, il faut compter une dizaine d’années de pratique en cabinet. Sinon, on dispense un savoir livresque, sans intérêt.
En quoi cela
consiste-t-il ? Simplement à monter sur un tatami et partager une
expérience, montrer une pratique, donner des directions, susciter l'intérêt et la curiosité, encourager la
recherche, donner le goût de la pratique en la faisant ressentir…
Il y a d'abord la pratique de la forme, qui est le kata, nécessaire à intégrer
pour nous former nous-mêmes.
Il y a la répétition incessante de la pratique.
Il y a la riche compréhension de la vision et de la culture qui sous-tendent et nourrissent la pratique.
Il y a la technique nécessaire à la pratique, la posture correcte, l’attitude juste, le ma ai.
Il y a l’attention à avoir pour tous et pour toutes à tout moment.
Il y a le regard bienveillant.
Il y a l’intuition de l’instant qui fait qu’on ne
suit tout à coup plus le ‘programme’.
Il y a la joie de la pratique, la légèreté, la bonne humeur.
Il y a tant et tant de choses, induites
par la passion de notre art.
Le choix qui se présente à nous est donc :
Il y a donner cours et transmettre.
Il y a savoir et connaissance.
Connaissance, étymologiquement, naître avec, permettre à un talent de naître, de se déployer, de grandir, permettre aux étudiants de grandir dans un cadre indicatif, inclusif et donc non-limitatif, de mener leur recherche avec une bonne boîte à outils.
Transmettre... Voyons-nous au bout d’une longue chaîne de transmission qui se polit et se renouvelle de génération en génération… et peut-être forgerons-nous les maillons suivants.
Long développement, on marche sur des oeufs… A dire ce genre de choses, je risque de me faire taxer de trouble-fête, de prétentieux ou d’arrogant, tant les modèles classiques sont incrustés dans les esprits. Il ne s'agit pas d'épingler des personnes, mais de changer d'orbite.
Devons-nous creuser sans fin les mêmes sillons, ou tenter de regarder depuis l’autre versant, de penser ‘out of the box’, c.-à-d. sortir des limites communément acceptées et jamais remises en question ?
L'apprentissage permanent auprès de nos vrais Maîtres
Or, voilà que je trouve en Tobie Nathan un soudain allié. L’homme peut justifier d’un excellent parcours académique : psychologue, deux thèses de doctorat, professeur d’université, diplomate… De quoi faire soupirer d’aise les adorateurs du Diplôme d’Or.
Et pourtant, en fin de parcours, voici ce qu’il nous dit :
‘On a tout de suite commencé à me poser la question de la transmission.
Comment enseigner ce que j’apprends, et toujours si difficilement auprès des
patients ?... Moi je savais qu’enseigner, ce n’était pas savoir, mais
apprendre… En matière de thérapie, nous sommes perpétuellement élèves, à
l’école du patient, car c’est lui, toujours lui, le seul maître’.
Les
patients (en Shiatsu, on dira les clients ou les receveurs) sont nos Maîtres.
D’où l’importance de pratiquer longtemps avant d’enseigner quoi que ce soit.
Mais surtout, nous sommes en apprentissage permanent. Chaque séance continue à
m’étonner, quelque chose de neuf, de jamais vu ou entendu apparaît… On en
apprend sur l’espèce humaine et ce avec quoi nous nous débattons. La réalité
dépasse toujours l’imagination. Et parfois, je suis bien secoué, mais j’ai
appris. Je remercie tous ceux et celles qui m’enseignent ainsi au fil des
séances.
Après, dans l’enseignement proprement dit à l'école Ôdô, qui s’enracine dans cet humus
généré par la pratique, j’apprends beaucoup aussi. Il y a cette obligation de montrer et d'expliquer qui contraint à bien clarifier sa pensée.
L’arborescence créée par l’expérience et la réflexion sur l’expérience se
rattache nécessairement à un tronc. En enseignant, on ne perd pas le tronc de vue.
Formalisation et formatage des écoles
Un iconoclasme plus loin, continuons avec Tobie Nathan sur les écoles. ‘Tous ces gens qui m’entouraient voulaient une école, ils voulaient dessiner des filiations, obtenir des labels, des autorisations. Ils voulaient m’instituer en guide, en chef. J’ai toujours refusé. J’ai toujours su que l’école paralyse le maître et empoisonne l’élève’.
Ah, la filiation, le label dûment estampillé, la licence offerts par les institutions officielles (parfois auto-proclamées telles), censés offrir la garantie à vos clients que vous êtes un bon praticien. La seule garantie, c’est que vous avez suivi un nombre d’heures de cours. Et donc, seuls vos clients seront totalement à même de dire que vous êtes un bon praticien, quand vous les aurez aidés. Retour au premier article : la seule légitimité provient de nos clients.
L’école paralyse le maître, l’enfermant dans un cadre qui l’oblige à suivre un moule préétabli (souvent par d’autres) et empoisonne l’élève, chez qui elle peut couper les ailes de la créativité.
Curieusement, nous avons un avis semblable de la part d’une des plus hautes autorités du monde du Shiatsu. M. Masunaga dans ‘Shiatsu et Médecine Orientale’ (p. 111) nous dit en effet : ‘J’ai toujours été opposé à la formalisation du Shiatsu par des écoles… quand on fige la forme de sa thérapeutique en lui donnant une dénomination officielle, le traitement lui-même se distancie de la personnalité propre du thérapeute’.
On rétorquera que M. Masunaga a lui-même fondé son école, mais on se souviendra
qu’il a quitté un Collège pour fonder une association. Iôkai 医王会signifie
en effet ‘Association du Roi de Médecine’, ce qui implique, a priori, plutôt
une rencontre de soignants qu’une organisation structurée. Même quand on est un
chercheur, il faut bien un minimum de structure en ce monde.
La perte de l’élan initial
Formaliser sa pratique dans un cadre rigide conduit, en d’autres termes, à enseigner une forme stérile et à se couper de la transmission, de l’élan initial. C’est pourquoi tant d’écoles déclinent, une fois le Maître fondateur disparu. Il reste la coquille.
Des Maîtres comme Itsuo Tsuda ou Koichi Tohei ont déploré la détérioration de l’esprit et la perte de sens survenues dans le monde de l’Aikidô après la disparition de Maître Ueshiba, notamment en matière du travail avec le Ki.
On observe cela partout, y compris dans le monde musical, où l’inspiration, dans l’improvisation musicale par exemple, se tarit parfois pour n’être plus qu’un enchaînement sec de formules maîtrisées, sans étincelle.
Et on voit aussi des enseignants jaloux de l’ombre que pourraient leur faire certains élèves extrêmement doués et qui les découragent, leur rognent les ailes, voire leur barrent l’accès à une juste renommée officielle. Combien de génies ainsi bridés ?
Telle est la complexe réalité humaine qu’il importe de bien discerner.
Me vient l’image de la plage :
A marée basse, elle est jonchée de coquilles vides,
sans âme, et la mer qui les a nourries se retire dans un lointain souvenir ;
A marée haute, l’élan vital est omniprésent, le mouvement pousse vers le haut,
ramène à la terre et il s’agit d’oser se laisser porter.
Sans perdre de vue l'imbrication des cycles, la question est : que voulons-nous pour le Shiatsu ? Et pour nous-mêmes au sein du monde du Shiatsu ?
Se regarder dans le miroir
M. Masunaga nous invite surtout à ne pas nous distancier de notre personnalité
propre. Il n’y a aucun mal à être quelqu’un, et nous laisserons les autres egos
nous accuser d’ego.La transmission se nourrit avant toute chose de notre vécu personnel. Qui nous sommes détermine ce que nous transmettons.
Une amie thérapeute me disait récemment avoir donné un traitement particulièrement long, large et persévérant qui avait fini par porter ses fruits sur un cas a priori inexplicable. Comme je lui faisais part de mon étonnement admiratif devant un tel déploiement de moyens, elle me répondit : ‘Ma pratique aujourd’hui résulte de l'avantage d'avoir passé tant d'années à souffrir et de n'avoir eu de cesse de chercher des éléments de compréhension. Il m'aura fallu passer par diverses disciplines pour mieux me comprendre, m'accepter, soigner et me déployer. Sans cela, je ne serais pas la même thérapeute’.
Ce qui éclaire trois aspects fondamentaux de notre parcours de praticien et d’enseignant :
- Nous attirons les gens qui nous correspondent et que
nous pouvons réellement accompagner ;
- Notre
vécu, douloureux et heureux, est ce qui fait de nous de bons praticiens qui
comprennent (dans le sens de ‘prendre avec’) intimement et accompagnent sur un
chemin qu’ils ont pratiqué eux-mêmes ;
- Le premier travail à effectuer est le travail sur soi.
Bon apprentissage et bonne pratique.
Prochain article : Pratiquons-nous de l’Ethno-Shiatsu ?
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