TABLEAU 3 - SHINJIN/CORPSESPRIT, deux
autres façons de l’écrire
Du spirituel en Shiatsu
身神 et 神身
Parlant du corpsesprit, nous avons examiné dans les deux articles précédents :
- La pertinence de ne pas séparer en deux concepts
- Deux étymologies possibles du mot SHINJIN en japonais qui sont deux façons d’aborder la même réalité et leur implication pour notre pratique.
Nous évoquions l'unité Conscience/Corps et Corps/Conscience, et la possibilité de l'aborder de deux façons complémentaires.
Il reste, selon, le
dictionnaire, deux autres homonymes de SHINJIN, qui s’écrivent d’une autre
façon : 身神 et 神身. Si cela se prononce pareil, le sens est
évidemment tout autre et, pour nous, très éclairant pour la pratique du Shiatsu.
Notre méthode d'analyse sera de nouveau étymo-logique !
Deux kanji 身 神
Nous connaissons le premier. JIN/MI 身 signifie le corps, soi-même, la place ou la position de quelqu’un , la partie principale d’un objet (la viande sur les os, le bois sous l’écorce, la lame au bout de la poignée, le contenant sous le couvercle. Quelqu’un. Il s’agit donc en fait de l’essence matérialisée sous forme solide, visible, tangible, pas du corps au sens où nous l’opposons à l’esprit. On pourrait aussi dire le moule, la forme, dans laquelle se matérialise l’enveloppe corporelle.
Ce kanji représente pour moi le monde matériel du toucher.
Le deuxième terme 神 revêt des compréhensions très différentes selon que l’on lit les textes chinois ou les japonais.
神 pour les Chinois est en effet le (Grand) Shen (un des 3 Trésors), la forme subtile du Ki en quelque sorte, qui touche à l’immatériel du corps. Selon Maître Kawada, Shen provient de la nourriture que nous mangeons et qui produit l’énergie Ki, dont la manifestation est une force motrice ou une force de motivation.
Le kami japonais
Pour les Japonais, toutefois, la compréhension de 神 a rejoint la notion de ‘kami’, soit une force spirituelle, quelque chose qui dirige notre façon de vivre et est au-delà des notions matérielles.
Cela s’explique par le fait que, lorsque les Japonais ont tenté de comprendre ce que les Chinois pouvaient bien exprimer par ‘Shen’, ils ont fait le rapprochement avec ‘kami’. Kami est propre au Shintô et cette notion est inexistante en Chine.
Mais qu’est-ce qu’un kami 神 ? Si on décompose ce caractère, on lit les significations ‘autel’ et ‘frayeur sacrée’, à savoir le sentiment de frayeur sacrée qui devrait saisir tout humain normalement connecté devant les phénomènes de la nature qui le dépassent, et donc, sa réponse qui consiste à honorer ces phénomènes en élevant un autel, un temple.
Ce kanji représente donc pour moi le monde immatériel, spirituel.
C’est en quelque sorte, le sens du sacré, qui est la nature profonde du Japon et que l’on traduit par 神道, le Shintô, la Voie des Kami. Il y a cette formule que l’on rencontre souvent dans les norito (‘prières’) du Shintô ‘kashikomi kashikomi mo maosu’, ce qui signifie ‘avec crainte et révérence je prononce humblement ces mots’.
Toutes les puissances surnaturelles qui nous dépassent dans cet Univers et sur cette planète sont dites ‘kami’ et il convient de ne pas interférer avec elles ou les déranger sous peine de problèmes. C’est pourquoi les temples Shintô sont des écrins doubles, avec un temple arrière (le honden) où réside le kami et où personne n’est admis. A noter qu’un rocher, un arbre, une source, une montagne remarquables peuvent être kami . Le kami le plus visible est Amaterasu Oomi kami, le Soleil, symbole du Japon impérial.
Kami, c’est la conscience innée du divin dans tout ce qui nous entoure… y compris les objets.
Et si tout ce qui nous dépasse est ‘kami’, cela nous ramène à la juste place de l’humain dans l’Univers, entre Ciel et Terre, à une grande humilité, au respect de la Nature et à la nécessité de pureté, càd faire en sorte que l’énergie circule sans encombrements autour de nous, en nous et à travers nous. C’est également la conscience du merveilleux dans le quotidien et la capacité de s’émerveiller devant la Beauté. Le sens esthétique n’habite-t-il pas en effet les Japonais ?
Retenons simplement ces quelques petites touches pour sentir ce que peut être kami. Sentir est ici plus clair que comprendre, et en allant dans un temple au Japon, on sent bien ce qu’est ‘kami’. Jean Herbert, dans son monumental ouvrage sur le Shintô avoue lui-même n’avoir pas su obtenir une définition, tous les prêtres interrogés lui en ayant donné une différente… c’est bien là l’esprit japonais.
On a un peu l’impression, avec toutes ces notions, d’arriver en bateau par temps de brouillard devant un continent inexploré. Ce n’est pas faux.
Mais ce que nous comprenons de 身神 et 神身 pour notre propos, c’est que ces mots juxtaposent, dans un ordre différent, et déclarent donc comme formant une unité une énergie corporelle et une énergie spirituelle immanente, càd qui réside en nous et rémanente, càd extérieure à nous.
Ne pas évacuer la spiritualité
Or Jung disait déjà, prenant le contrepied de Freud qui limitait ses investigations à l’énergie sexuelle et à la pulsion de mort (Eros et Thanatos), qu’on ne pouvait évacuer la dimension spirituelle inhérente à chaque être humain. Cette affirmation causa d’ailleurs la fin de leur amitié.
Presqu’un siècle plus tard, nous ne sommes toujours pas sortis de cette opposition apparente et cette petite recherche apporte sa pierre au plaidoyer pour le corpsesprit.
N’ayons pas peur des mots : oui, par le corps, on peut toucher le spirituel en nous (j’évite consciemment les mots fumeux âme, esprit, etc.) et oui, le Shiatsu peut aussi s’avérer une voie spirituelle, puisqu’il nous permet de faire cette expérience. Mais nul n’est obligé.
Le Shintô japonais met la pratique et l’expérience en avant, plutôt que les ‘textes sacrés’ et, à ce titre, invite chacun à faire l’expérience de kami. La mentalité japonaise est avant tout pragmatique : que fait-on, face à un problème ? Et donc, la pratique vient en premier, dans quelque domaine que ce soit.
Le Gyô 行, les pratiques ascétiques, par le corps toucher l'esprit = 身神.
Il est intéressant de voir que les pratiques spirituelles de base au Japon passent toutes d’abord par le ressenti du corps. C’est là la conception japonaise du gyô, à savoir les pratiques ascétiques menant à une expérience spirituelle.
Dans ce cas, le corps est toujours la porte d’entrée, le point de départ et je relierais donc le gyô à Shinjin, écrit dans cet ordre 身神.
Examinons l’étymologie de Gyô. Très simple, un seul caractère 行 qui signifie tout simplement ‘aller’. La partie gauche représente le fait d’avancer le pied gauche, la partie droite le fait d’avancer le pied droit. Donc aller, avancer, marcher (sur une Voie). Et donc, logiquement, Gyô est à l’origine d’un autre mot gyôzuru (行ずる) qui signifie aller au-delà de la sphère de la conscience, en rapport avec le fait de toucher le monde invisible.
Un article très intéressant de M. Hiroyuki Noguchi – The Idea of the Body in Japanese Culture and its dismantlement – évoque les différentes manières de pratiquer le gyô, qui, nous dit-il, fascine les Japonais, toujours avides d’expériences un peu extrêmes.
- Le Shintô – par la pratique de misogi, sous les cascades, notamment - retour à sa nature originelle, ressenti profond des puissances surnaturelles, pas de doctrine
- Le Zen – par les longues heures de méditation en zazen : même objet, mais par le dépouillement, le silence, le paradoxe, le Vide
- Le Mikkyo (bouddhisme ésotérique japonais, écoles Tendai et Shingon) – par les pratiques ésotériques et les récitations) : acquisition de pouvoirs surnaturels, de clairvoyance
- Le Shugendô (ascétisme des montagnes, mélange de Shintô et de Tendai) -par les pratiques extrêmes en des lieux sauvages et isolés : acquisition de pouvoirs surnaturels, guérisons, etc.
Le travail sur le corps permet donc,
- Pour le Shintô et le Zen : le détachement, le retour à sa nature profonde
- Pour le Mikkyô et le Shugendô : l’acquisition de pouvoirs en vue d’un état d’être plus puissant.
Ou : par le Yin vers le Yang, suivant le mouvement ascendant qui part de la Terre et va vers le Ciel.
Le Shiatsu, c'est 身神
Dans ce même mouvement, je placerais également la pratique du Shiatsu. Pour les personnes sensibles, situées dans ce niveau de vibration, il arrive en effet que lors d’une séance de Shiatsu, elles me confient avoir des ressentis au niveau de l’ouverture du coeur, de faire des voyages, d’avoir des visions de formes inconnues, voire même des ressentis d’ordre mystique. Comprenons par là une pratique qui emmène sur le plan de l’union avec le divin, sous quelque forme que ce soit et qui démontre donc de grandes capacités intuitives. Tout cela par le toucher.
Je ne systématiserais pas, mais ce sera plutôt déclenché par une stimulation des méridiens du Cœur/Maître Cœur/Poumon, les trajets de la poitrine et, très certainement, des connexions longues sur le hara.
Et Shinjin écrit dans l'autre sens kami-corps, alors ? 神身
Il nous reste à voir de quoi il pourrait bien s’agir quand on écrit Shinjin avec les kanji dans l’autre sens 神身, càd qu’on met le monde spirituel en premier et le corps ensuite.
A propos de 心身 (second article), j’ai proposé comme compréhension qu’il s’agit en fait de l’embodiment, de l’incarnation’ de la conscience.
Une autre définition de l’incarnation est l’acte par lequel un être spirituel s’incarne, revêt une forme terrestre.
Il ne va donc pas s’agir de phénomènes momentanés, ou provoqués par la magie noire, voire parfois spontanés, comme les cas de possession dans la religion catholique et nombre de pratiques africaines, ni d’incorporation d’entités, comme on peut l’observer dans l’Umbanda brésilien. Et laissons de côté les histoires somme toute exceptionnelles et invérifiables, affaires de foi, de dieux vivants ou d’esprits incarnés sur cette planète, Jésus étant sans doute le plus célèbre.
Ecrire 神身, si nous restons dans la sphère du Shintô, c’est potentiellement signifier qu’un kami peut descendre parmi nous,
- soit revêtir une forme physique qui lui est propre,
- soit investir un objet qui le représente,
- soit désigner un humain qui devient dès lors son canal de communication privilégié.
Dans le premier cas, nous avons vu qu’un arbre, une pierre, une source, une montagne sont kami au Japon et que donc il n’est pas question d’y toucher, d’y aller… c’est interdit à toute intervention humaine. L’Univers étant peuplé de Kami – Amatsu kami, ceux du ciel, Kunitsu kami, ceux de la Terre et Yaoyorozu kami, la myriade de kami, on ne les compte plus. Le spirituel infuse chaque recoin de l’Univers.
Dans le second cas, ce sont les objets sur les autels Shintô, bien souvent un miroir représentant le kami ou un yorishiro, un objet capable d’attirer les kami, leur donnant ainsi un espace physique à occuper lors de cérémonies religieuses. Les yorishiro sont utilisés lors des cérémonies pour appeler les kami au culte, un peu comme des antennes, ou, plus poétiquement, des vortex.
Dans le troisième cas, des personnes peuvent devenir yorishiro, ce que l’on appelle alors des kamisama, littéralement Monsieur ou Madame Kami. Dans le cas des kamisama, qui sont les chamanes originel(le)s du Japon, ces personnes n’ont pas le choix et sont comme ‘désignées’ par un kami pour être medium, guérir, prédire… recevoir en consultation. Ce n'est pas une voie progressive : cela vous tombe dessus, que vous le vouliez ou non.
Si cela vous semble un peu étrange, il faut bien être conscient que, tout pragmatiques qu’ils soient, les Japonais ont une connexion particulière aux mondes invisibles.
Et donc, le Japon grouille d’esprits, de fantômes, de créatures fabuleuses. Les Japonais côtoyent naturellement ce qu’ils appellent le reikai, le monde spirituel, à travers des récits locaux, lieux sacrés parfois dangereux, folklores… Il y a de nombreuses catégories de perceptifs qui en font métier, sur Hokkaidô ou dans les îles d’Okinawa.
Le terme ‘chamane’ (devenu actuellement en Occident un terme fourre-tout et n’importe quoi) peut être pris au Japon dans un sens très large, celui de toutes les personnes disposant de capacités extra-sensorielles, nous dit Muriel Jolivet dans son remarquable ouvrage ‘Les dernières chamanes du Japon’. Un ouvrage à lire absolument pour prendre conscience de cette connexion japonaise naturelle au… surnaturel.
Nous ouvrir au spirituel
Et c’est donc bien de cela que nous parle le dernier terme Shinjin, cette coexistence, ou, mieux, interpénétration de mondes spirituels avec notre monde matériel, autour de nous (la rémanence) et en nous (l’immanence).
L’humain a en lui la nature primordiale des kami, l’Univers est l’esprit créateur qui se déploie dans la matière. Le KI, qui baigne chaque mouvement de l’Univers, représente l’existence de l’Invisible. Revenir à son hara, c’est revenir en son centre divin.
Pour nous qui pratiquons le Shiatsu, nous ne sommes pas (fort heureusement !) nécessairement appelés à recevoir des messages des mondes invisibles, mais gardons conscience, à travers Shinjin que le corps est en fait bien plus grand que l’enveloppe visible par les yeux, ne fait qu’un avec une réalité plus grande et que nous touchons dès lors des niveaux très subtils, parfois sans le savoir.
Et ces kanji nous rappellent également que nous-mêmes avons en nous cette étincelle divine, de conscience universelle et qu’en travaillant avec le KI, nous tentons d’harmoniser des flux invisibles qui animent le Vivant.
On ne voit bien qu’avec le Cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux, dit le renard au Petit Prince dans le conte de Saint-Exupéry. Le renard est le messager du kami Inari, kami de la prospérité offerte par une abondante récolte de riz. Le renard aime bien également jouer des tours aux humains.
Au terme de cette recherche, je me demande si nous ne sommes pas tous un peu, praticiens et praticiennes inspirés par le Japon, fils et filles du kami Inari.