Thursday, 24 July 2025

CORPSESPRIT - Une étude en trois tableaux (3)

TABLEAU 3 - SHINJIN/CORPSESPRIT, deux autres façons de l’écrire 

Du spirituel en Shiatsu

身神 et 神身


Parlant du corpsesprit, nous avons examiné dans les deux articles précédents : 

  • La pertinence de ne pas séparer en deux concepts
  • Deux étymologies possibles du mot SHINJIN en japonais qui sont deux façons d’aborder la même réalité et leur implication pour notre pratique.

Nous évoquions l'unité Conscience/Corps et Corps/Conscience, et la possibilité de l'aborder de deux façons complémentaires.

Il reste, selon, le dictionnaire, deux autres homonymes de SHINJIN, qui s’écrivent d’une autre façon :
身神 et 神身.  Si cela se prononce pareil, le sens est évidemment tout autre et, pour nous, très éclairant pour la pratique du Shiatsu.

Notre méthode d'analyse sera de nouveau étymo-logique !

Deux kanji 身 神


Nous connaissons le premier. JIN/MI
signifie le corps, soi-même, la place ou la position de quelqu’un , la partie principale d’un objet (la viande sur les os, le bois sous l’écorce, la lame au bout de la poignée, le contenant sous le couvercle. Quelqu’un. Il s’agit donc en fait de l’essence matérialisée sous forme solide, visible, tangible, pas du corps au sens où nous l’opposons à l’esprit. On pourrait aussi dire le moule, la forme, dans laquelle se matérialise l’enveloppe corporelle.

Ce kanji représente pour moi le monde matériel du toucher.

Le deuxième terme
 revêt des compréhensions très différentes selon que l’on lit les textes chinois ou les japonais.

神 pour les Chinois est en effet le (Grand) Shen (un des 3 Trésors), la forme subtile du Ki en quelque sorte, qui touche à l’immatériel du corps. Selon Maître Kawada, Shen provient de la nourriture que nous mangeons et qui produit l’énergie Ki, dont la manifestation est une force motrice ou une force de motivation. 

L’esprit  Shen est également, chez les Chinois, cette étincelle qui vient de l’extérieur et qui s’installe en quelque sorte lors de la conception, les forces configuratrices d'une personne de sa conception à sa mort, ainsi que les esprits célestes. On distingue le Shen individuel et le Shen cosmique. 

Le kami japonais


Pour les Japonais, toutefois, la compréhension de
a rejoint la notion de ‘kami’, soit une force spirituelle, quelque chose qui dirige notre façon de vivre et est au-delà des notions matérielles.

Cela s’explique par le fait que, lorsque les Japonais ont tenté de comprendre ce que les Chinois pouvaient bien exprimer par ‘Shen’, ils ont fait le rapprochement avec ‘kami’. Kami est propre au Shintô et cette notion est inexistante en Chine.

Mais qu’est-ce qu’un kami 
 ?  Si on décompose ce caractère, on lit les significations ‘autel’ et ‘frayeur sacrée’, à savoir le sentiment de frayeur sacrée qui devrait saisir tout humain normalement connecté devant les phénomènes de la nature qui le dépassent, et donc, sa réponse qui consiste à honorer ces phénomènes en élevant un autel, un temple.

Ce kanji représente donc pour moi le monde immatériel, spirituel.

C’est en quelque sorte, le sens du sacré, qui est la nature profonde du Japon et que l’on traduit par
神道, le Shintô, la Voie des Kami. Il y a cette formule que l’on rencontre souvent dans les norito (‘prières’) du Shintô ‘kashikomi kashikomi mo maosu’, ce qui signifie ‘avec crainte et révérence je prononce humblement ces mots’.

Toutes les puissances surnaturelles qui nous dépassent dans cet Univers et sur cette planète sont dites ‘kami’ et il convient de ne pas interférer avec elles ou les déranger sous peine de problèmes. C’est pourquoi les temples Shintô sont des écrins doubles, avec un temple arrière (le honden) où réside le kami et où personne n’est admis. A noter qu’un rocher, un arbre, une source, une montagne remarquables peuvent être kami . Le kami le plus visible est Amaterasu Oomi kami, le Soleil, symbole du Japon impérial.

Kami, c’est la conscience innée du divin dans tout ce qui nous entoure… y compris les objets.

Et si tout ce qui nous dépasse est ‘kami’, cela nous ramène à la juste place de l’humain dans l’Univers, entre Ciel et Terre, à une grande humilité, au respect de la Nature et à la nécessité de pureté, càd faire en sorte que l’énergie circule sans encombrements autour de nous, en nous et à travers nous. C’est également la conscience du merveilleux dans le quotidien et la capacité de s’émerveiller devant la Beauté. Le sens esthétique n’habite-t-il pas en effet les Japonais ?

Retenons simplement ces quelques petites touches pour sentir ce que peut être kami. Sentir est ici plus clair que comprendre, et en allant dans un temple au Japon, on sent bien ce qu’est ‘kami’.  Jean Herbert, dans son monumental ouvrage sur le Shintô avoue lui-même n’avoir pas su obtenir une définition, tous les prêtres interrogés lui en ayant donné une différente… c’est bien là l’esprit japonais.


On a un peu l’impression, avec toutes ces notions, d’arriver en bateau par temps de brouillard devant un continent inexploré. Ce n’est pas faux.

Mais ce que nous comprenons de
身神 et 神身 pour notre propos, c’est que ces mots juxtaposent, dans un ordre différent, et déclarent donc comme formant une unité une énergie corporelle et une énergie spirituelle immanente, càd qui réside en nous et rémanente, càd extérieure à nous.

Ne pas évacuer la spiritualité


Nous disons volontiers que le Shiatsu est ‘holistique’, càd que par le corps nous touchons à tous les niveaux de l’être, précisant par là corps, émotions et pensées. Il y a comme une réticence ou un silence gêné à poursuivre le raisonnement et à dire que le Shiatsu touche également aux aspects spirituels de l’être. C’est que nous avons du mal de manière générale avec la religion et nous la confondons avec la spiritualité. 

Or Jung disait déjà, prenant le contrepied de Freud qui limitait ses investigations à l’énergie sexuelle et à la pulsion de mort (Eros et Thanatos), qu’on ne pouvait évacuer la dimension spirituelle inhérente à chaque être humain. Cette affirmation causa d’ailleurs la fin de leur amitié.

Presqu’un siècle plus tard, nous ne sommes toujours pas sortis de cette opposition apparente et cette petite recherche apporte sa pierre au plaidoyer pour le corpsesprit.

N’ayons pas peur des mots : oui, par le corps, on peut toucher le spirituel en nous (j’évite consciemment les mots fumeux âme, esprit, etc.) et oui, le Shiatsu peut aussi s’avérer une voie spirituelle, puisqu’il nous permet de faire cette expérience. Mais nul n’est obligé.

Le Shintô japonais met la pratique et l’expérience en avant, plutôt que les ‘textes sacrés’ et, à ce titre, invite chacun à faire l’expérience de kami. La mentalité japonaise est avant tout pragmatique : que fait-on, face à un problème ? Et donc, la pratique vient en premier, dans quelque domaine que ce soit.

Le Gyô 行, les pratiques ascétiques, par le corps toucher l'esprit = 身神.


Il est intéressant de voir que les pratiques spirituelles de base au Japon passent toutes d’abord par le ressenti du corps. C’est là la conception japonaise du gyô, à savoir les pratiques ascétiques menant à une expérience spirituelle.

Dans ce cas, le corps est toujours la porte d’entrée, le point de départ et je relierais donc le gyô à Shinjin, écrit dans cet ordre
身神.

Examinons l’étymologie de Gyô. Très simple, un seul caractère
 qui signifie tout simplement ‘aller’. La partie gauche représente le fait d’avancer le pied gauche, la partie droite le fait d’avancer le pied droit. Donc aller, avancer, marcher (sur une Voie).  Et donc, logiquement, Gyô est à l’origine d’un autre mot gyôzuru (行ずる) qui signifie aller au-delà de la sphère de la conscience, en rapport avec le fait de toucher le monde invisible.

Un article très intéressant de M. Hiroyuki Noguchi – The Idea of the Body in Japanese Culture and its dismantlement – évoque les différentes manières de pratiquer le gyô, qui, nous dit-il, fascine les Japonais, toujours avides d’expériences un peu extrêmes. 

  • Le Shintô – par la pratique de misogi, sous les cascades, notamment - retour à sa nature originelle, ressenti profond des puissances surnaturelles, pas de doctrine
  • Le Zen – par les longues heures de méditation en zazen : même objet, mais par le dépouillement, le silence, le paradoxe, le Vide
  • Le Mikkyo (bouddhisme ésotérique japonais, écoles Tendai et Shingon) – par les pratiques ésotériques et les récitations) : acquisition de pouvoirs surnaturels, de clairvoyance
  • Le Shugendô (ascétisme des montagnes, mélange de Shintô et de Tendai) -par les pratiques extrêmes en des lieux sauvages et isolés :  acquisition de pouvoirs surnaturels, guérisons, etc.

Le travail sur le corps permet donc,

  • Pour le Shintô et le Zen : le détachement, le retour à sa nature profonde
  • Pour le Mikkyô et le Shugendô : l’acquisition de pouvoirs en vue d’un état d’être plus puissant.

Et donc, nous voilà bien dans l’étymologie de Shinjin écrit comme ceci  身神 : par le corps vers kami.

Ou : par le Yin vers le Yang, suivant le mouvement ascendant qui part de la Terre et va vers le Ciel.

Le Shiatsu, c'est 身神


Dans ce même mouvement, je placerais également la pratique du Shiatsu. Pour les personnes sensibles, situées dans ce niveau de vibration, il arrive en effet que lors d’une séance de Shiatsu, elles me confient avoir des ressentis au niveau de l’ouverture du coeur, de faire des voyages, d’avoir des visions de formes inconnues, voire même des ressentis d’ordre mystique. Comprenons par là une pratique qui emmène sur le plan de l’union avec le divin, sous quelque forme que ce soit et qui démontre donc de grandes capacités intuitives. Tout cela par le toucher.

Je ne systématiserais pas, mais ce sera plutôt déclenché par une stimulation des méridiens du Cœur/Maître Cœur/Poumon, les trajets de la poitrine et, très certainement, des connexions longues sur le hara.

Et Shinjin écrit dans l'autre sens kami-corps, alors ?  神身


Il nous reste à voir de quoi il pourrait bien s’agir quand on écrit Shinjin avec les kanji dans l’autre sens 
神身, càd qu’on met le monde spirituel en premier et le corps ensuite.

A propos de
心身 (second article), j’ai proposé comme compréhension qu’il s’agit en fait de l’embodiment, de l’incarnation’ de la conscience.

Une autre définition de l’incarnation est l’acte par lequel un être spirituel s’incarne, revêt une forme terrestre.

Il ne va donc pas s’agir de phénomènes momentanés, ou provoqués par la magie noire, voire  parfois spontanés, comme les cas de possession dans la religion catholique et nombre de pratiques africaines, ni d’incorporation d’entités, comme on peut l’observer dans l’Umbanda brésilien. Et laissons de côté les histoires somme toute exceptionnelles et invérifiables, affaires de foi, de dieux vivants ou d’esprits incarnés sur cette planète, Jésus étant sans doute le plus célèbre.

Ecrire
神身, si nous restons dans la sphère du Shintô, c’est potentiellement signifier qu’un kami peut descendre parmi nous, 

  • soit revêtir une forme physique qui lui est propre, 
  • soit investir un objet qui le représente, 
  • soit désigner un humain qui devient dès lors son canal de communication privilégié.

Dans le premier cas, nous avons vu qu’un arbre, une pierre, une source, une montagne sont kami au Japon et que donc il n’est pas question d’y toucher, d’y aller… c’est interdit à toute intervention humaine. L’Univers étant peuplé de Kami – Amatsu kami, ceux du ciel, Kunitsu kami, ceux de la Terre et Yaoyorozu kami, la myriade de kami, on ne les compte plus. Le spirituel infuse chaque recoin de l’Univers.

Dans le second cas, ce sont les objets sur les autels Shintô, bien souvent un miroir représentant le kami  ou un
 yorishiro, un objet capable d’attirer les kami, leur donnant ainsi un espace physique à occuper lors de cérémonies religieuses. Les yorishiro sont utilisés lors des cérémonies pour appeler les kami au culte, un peu comme des antennes, ou, plus poétiquement, des vortex.

Dans le troisième cas, des personnes peuvent devenir yorishiro, ce que l’on appelle alors des kamisama, littéralement Monsieur ou Madame Kami. Dans le cas des kamisama, qui sont les chamanes originel(le)s du Japon, ces personnes n’ont pas le choix et sont comme ‘désignées’ par un kami pour être medium, guérir, prédire… recevoir en consultation. Ce n'est pas une voie progressive : cela vous tombe dessus, que vous le vouliez ou non. 

Si cela vous semble un peu étrange, il faut bien être conscient que, tout pragmatiques qu’ils soient, les Japonais ont une connexion particulière aux mondes invisibles.

Et donc, le Japon grouille d’esprits, de fantômes, de créatures fabuleuses. Les Japonais côtoyent naturellement ce qu’ils appellent le reikai, le monde spirituel, à travers des récits locaux, lieux sacrés parfois dangereux, folklores… Il y a de nombreuses catégories de perceptifs qui en font métier, sur Hokkaidô ou dans les îles d’Okinawa.

Le terme ‘chamane’ (devenu actuellement en Occident un terme fourre-tout et n’importe quoi) peut être pris au Japon dans un sens très large, celui de toutes les personnes disposant de capacités extra-sensorielles, nous dit Muriel Jolivet dans son remarquable ouvrage ‘Les dernières chamanes du Japon’. Un ouvrage à lire absolument pour prendre conscience de cette connexion japonaise naturelle au… surnaturel.

Nous ouvrir au spirituel


Et c’est donc bien de cela que nous parle le dernier terme Shinjin, cette coexistence, ou, mieux, interpénétration de mondes spirituels avec notre monde matériel, autour de nous (la rémanence) et en nous (l’immanence).   

L’humain a en lui la nature primordiale des kami, l’Univers est l’esprit créateur qui se déploie dans la matière. Le KI, qui baigne chaque mouvement de l’Univers, représente l’existence de l’Invisible. Revenir à son hara, c’est revenir en son centre divin.

Pour nous qui pratiquons le Shiatsu, nous ne sommes pas (fort heureusement !) nécessairement appelés à recevoir des messages des mondes invisibles, mais gardons conscience, à travers Shinjin que le
corps est en fait bien plus grand que l’enveloppe visible par les yeux, ne fait qu’un avec une réalité plus grande et que nous touchons dès lors des niveaux très subtils, parfois sans le savoir.

Et ces kanji nous rappellent également que nous-mêmes avons en nous cette étincelle divine, de conscience universelle et qu’en travaillant avec le KI, nous tentons d’harmoniser des flux invisibles qui animent le Vivant.

On ne voit bien qu’avec le Cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux, dit le renard au Petit Prince dans le conte de Saint-Exupéry. Le renard est le messager du kami Inari, kami de la prospérité offerte par une abondante récolte de riz. Le renard aime bien également jouer des tours aux humains.

Au terme de cette recherche, je me demande si nous ne sommes pas tous un peu, praticiens et praticiennes inspirés par le Japon, fils et filles du kami Inari.

SHINJIN !  神身




Wednesday, 23 July 2025

CORPSESPRIT - Une étude en trois tableaux (2)

TABLEAU 2 - SHINJIN /CORPSESPRIT, deux  des 4 façons de l’écrire  

身心 et 心身


Dans l’article précédent, nous avons tenté de cerner la réalité de CORPSESPRIT et la meilleure façon de la formuler et de la laisser s’exprimer.

La difficulté, avec les mots japonais, est de trouver une traduction correcte à ce que l’on veut exprimer dans toute sa portée et ses nuances.

Souvent, une clef se trouve dans l’étymologie des mots originaux employés par les Anciens qui ont écrit les textes fondateurs. Il faut absolument se méfier des traductions, souvent partielles, parfois partiales et aller voir l’origine des mots.

4 manières d’écrire SHINJIN

Ainsi, je trouve en Japonais, quatre façons d’écrire CORPSESPRIT. Cela va nous éclairer, et, peut-être, ‘pointer poétiquement vers l’indéfinissable’.

Le dictionnaire indique pour le mot SHINJIN  :
身心, 心身, 身神, 神身

Soit à chaque fois deux kanji homophones, qui se prononcent de la même manière (Shin/Jin) et peuvent donc se juxtaposer indifféremment. Sauf que l’idée sous-jacente change, évidemment, nous allons le voir plus loin.

Le dictionnaire précise en outre pour tous les quatre, ‘outdated kana usage’, càd que ce sont des archaïsmes,  les termes sont vieillis et peu utilisés de nos jours. Signe de l’occidentalisation du Japon ? Ou de l’évolution de la langue ?


Ce que signifient, isolément,  et




JIN/MI
signifie le corps, soi-même, la place ou la position de quelqu’un, la partie principale d’un objet (la viande sur les os, le bois sous l’écorce, la lame au bout de la poignée, le contenant sous le couvercle). Quelqu’un. Il s’agit donc en fait de l’essence matérialisée sous forme solide, visible, tangible. On pourrait aussi dire le moule, la forme, dans laquelle se matérialise l’enveloppe corporelle.

En effet, quand on veut désigner plus spécifiquement le corps humain, on ajoute un second kanji pour former le mot karada
身体. Le second kanji signifie le corps, le torse, la constitution physique, la santé, mais aussi le cadavre. Les deux kanji ensemble signifient exactement la même chose et se prononcent identiquement, on précise donc en juxtaposant les deux qu’il s’agit de l’enveloppe physique de l’essence matérialisée, de la forme .
Le corps humain est donc finalement la substance de soi.

Ce kanji représente pour moi le monde matériel perceptible par le toucher.

SHIN /KOKORO 
 : je l’ai analysé dans mon livre ‘Le Shiatsu un art japonais’, puisque Namikoshi l’utilise dans son slogan. Si on parle de l’organe, le mot signifie ‘cœur’. Mais le sens va bien au-delà. Dans la Tradition chinoise, le coeur est le siège de la conscience. La moins mauvaise traduction ne saurait tenir en un seul mot : « état d’esprit » ou « ressenti profond » me semblent appropriés.


Impression confirmée dans le préambule du livre de Lafcadio Hearn, intitulé précisément « Kokoro » : « 
les textes composant ce volume traitent de la vie intérieure plus que de la vie extérieure du Japon, et pour cette raison ils ont été regroupés sous le titre kokoro (cœur). Ce mot signifie également esprit (mind), au sens émotionnel, esprit (spirit), courage, résolution/détermination, sentiment, affection et sens intérieur, tout comme nous dirions en anglais « le cœur des choses ».

On voit donc que SHIN/KOKORO englobe à la fois le mental, l’émotionnel et le spirituel, il s’agit bien de cette part immatérielle de nous que l’on peut ressentir, mais pas appréhender par nos 5 sens habituels.

Ce kanji représente pour moi le monde immatériel du ressenti.


Traduire Shinjin par corpsesprit est donc à la fois correct et ambigu. Il faudrait trouver un mot pour dire l’energie immatérielle sous sa forme essentielle. Incarnation est sans doute le mot le plus proche quant au sens profond, puisqu’il signifie que quelque chose est descendu dans la ‘chair’.  Si on fait abstraction de l’origine ecclésiastique du mot, le Larousse donne comme définition ‘Personne ou chose qui apparaît comme la représentation, la manifestation concrète d’une réalité abstraite’.

Quand nous voulons désigner qui nous sommes réellement, corpsesprit, nous pourrions donc parler de notre incarnation. Le meilleur mot est anglais : ‘embodiment’, mais il n’a pas de véritable équivalent, non-connoté, en français. Corporéification ?
 

On en parle dans le Bouddhisme Zen


S'agissant de Shinjin écrit comme ceci 
身心, on trouve le mot dans le Zen, chez Dôgen, patriarche du Zen Soto, dans son ouvrage ‘Shôbôgenzô’.

Shinjin gakudō (身心學道) "Étude de la Voie avec le corps et l'esprit" est un fascicule du Shōbōgenzō ("Le Trésor de l'Œil de la Vraie Loi"), un sermon prononcé en 1242. 


L’étude de la Voie consiste ici en une plongée en soi-même et le corps n’est pas un obstacle, mais un moyen de s’unir à notre Nature originelle.

Le problème des Bouddhistes, Chinois puis Japonais, a été de traduire des concepts indiens dans leur représentation du monde, à la base taoïste et shintoïste. Fort heureusement, pour la facilité, le Japon a connu le Bouddhisme à travers la Chine, où il s'était frotté au Taoïsme, et pas directement à travers l’Inde.

Mais les significations indiennes du mot  SHIN /KOKORO 
 se retrouvent quand même sous-jacentes, c’est ce qu’on appelle la polysémie. Il faut donc garder en arrière-plan de notre compréhension des concepts indiens très différents, pour lesquels les traducteurs européens proposent des traductions très diverses :

·        Citta : conscience, esprit, intelligence, pensée

·        Karita : cœur

·        Irida : compréhension, conscience universelle

·        Hrdaya : organe vital , cœur, cœur de chair

·        Vrddha : réflexion profonde

·        Vijnâna : siège de la pensée


Mais si Dôgen, apparemment, fait référence à tous ces mots indiens, il se borne à mentionner divers états de conscience qu’il faut tous étudier.

Taisen Deshimaru, qui avait l’habitude des Occidentaux, résumait de cette façon :
Quand on étudie l'esprit, cela inclut l'étude du corps et de l'esprit ; quand on étudie le corps, cela inclut l'étude de l'esprit et du corps : faire zazen chaque jour, c'est la façon la plus élevée d'étudier la Voie, de réaliser l'esprit d'éveil. Quand on fait zazen, il faut se concentrer sur la posture, et l'esprit devient juste, inutile de penser « je dois corriger mon esprit »

Et donc, que signifie corpsesprit ?


Arrivés à ce stade, nous avons pris conscience de la complexité de la réflexion philosophique /métaphysique derrière chaque concept et de la pauvreté nettement insuffisante des traductions françaises.

Les mots pointent vers des réalités nettement plus vastes, comme un télescope ne révèle qu’une partie de l’Univers qu’il observe.

Il suffit toutefois de prendre un peu de distance et de hauteur pour réaliser de quoi l’on parle.


SHIN 
est le monde immatériel de la Conscience qui s’incarne peu à peu en nous

JIN 
est l’incarnation, càd la concrétisation physique, matérielle, corporelle de cette Conscience immatérielle.

Quand on écrit
心身, on part d’en haut. ESPRITCORPS. C’est une démarche plus immatérielle, qui considère l’incarnation de la Conscience. Quelque part, cela fait penser aux tattvas du Shivaïsme, qui décrivent la lente incarnation de la conscience à différents niveaux . 

Ce sont des disciplines comme la méditation ou les thérapies émotionnelles, où l’on part de la conscience immatérielle. Rappelons que, pour les anciens Chinois, 80 à 90% des maladies, càd des perturbations du ki, sont d’origine émotionnelle.

Quand on écrit
身心,  on part d’en bas CORPSESPRIT C’est une démarche matérielle qui n’exclut pas l’immatériel. On part du toucher, du perceptible dans le tridimensionnel et à partir de là, on s’élève et on peut aller toucher l’immatériel. 

Je dirais que c’est plutôt la démarche du Shiatsu : poser les mains et aller toucher tous les niveaux de l’être. Nous constatons qu’il en est ainsi. Cela va dépendre du niveau d’ouverture du receveur. Certains me disent connaître une expérience franchement mystique. Ils sont ouverts. D’autres pas. Ils ressentent un bien-être. Tout est bon.

Dans quelque sens qu’on le prenne, on veut toujours dire la même chose et l’un n’exclut pas l’autre.

Je crois personnellement que le toucher exclut toute forme d’imaginaire et que la guérison vient toujours d’en bas. On prend le problème par en bas. Le fait que les hexagrammes du Yi Jing s’écrivent de bas en haut est éclairant. De même, en Shiatsu, nous partons d’en bas et nous montons. Nous sommes les pieds sur Terre et nous nous élevons vers le Ciel. Pas le contraire. Nous sommes ancrés, pas flottants.

C’est la vieille question de l’œuf ou la poule : qui était le premier ? Car on peut prendre le problème ‘par en haut’ ou ‘par en bas’. La vraie question, que l’on se pose parfois face à un déséquilibre, est en effet  ‘qui a commencé ? ‘ Est-ce parce que je suis en colère que mon Foie est déséquilibré ou est-ce que parce que mon Foie est en déséquilibre que je suis en colère ? Peu importe. Les deux sont intrinsèquement liés. Mais, en ce qui me concerne, d’abord je pose les mains, et je réharmonise le tout.

Il nous reste, dans l’article suivant, à examiner les deux autres acceptions de Shinjin 身神 et 神身, qui vont nous emmener encore plus loin.





CORPSESPRIT - Une étude en trois tableaux (1)

TABLEAU 1 - SHINJIN, UN SEUL MOT POUR LE DIRE


CORPSESPRIT. 

Faute de frappe ? Non. Néologisme ? Non plus. Un fait exprès, alors ? Oui, nécessité par le manque de mots adéquats que nous avons en français pour décrire une réalité profonde.

Car votre cerveau a bien distingué deux mots inhabituellement accolés , ‘corps’ et ‘esprit’, correspondant à des concepts bien distincts chez nous. Il y a le corps, cette enveloppe matérielle, il y a l’esprit qu’on ne voit pas. Et nous sommes comme la cohabitation  des deux (cohabitation forcée, selon certains qui se croient de purs esprits) et ces deux-là vivent leur vie comme ensemble mais séparés.

LAT. Living apart together


En Occident, on nous a enseigné à voir les choses ainsi. Vision passéiste qui remonte à quelques philosophes grecs anciens, amplifiée par la vision chrétienne du rejet du corps, remise au mauvais goût du jour par les souvent si peu lumineuses Lumières et qui s’accroche à nos (in)compréhensions dualistes, qui veulent à tout prix définir et catégoriser. La tête invente des narratifs qui lui plaisent, en d’autres termes : se raconte des histoires. 

Penser n’est pas (p)ressentir, pratiquer permet de (p)ressentir


Quand on dit ‘nous créons le monde que nous voyons’, c’est juste. Chacun vit dans son monde : les croyants, les athées, les politiciens, les diplomates, les dictateurs, les riches, les pauvres, les intellectuels, les manuels, les habitants des montagnes, des vallées, des bords de mer, et ainsi, à l’infini… tous ces groupes communiquent plus ou moins et chacun prend ses croyances sur le monde pour la réalité ultime (ça irait passablement si certains ne cherchaient pas à imposer leur vision aux autres).

Corpsesprit est un exemple parfait de ce qui se joue là (au sens de lîla, le jeu divin discerné par les Hindous). Il suffit de changer de plan et de nous rendre sur celui du ressenti profond pour nous rendre compte que notre poildecultage (comme disait mon premier patron, mot qui signifie : ‘couper les poils de c… en quatre’) est un obstacle au ressenti profond du Vivant.

La Voie pour avancer est la suivante : arrêter de ratiociner et explorer, expérimenter. Pratiquer, pratiquer, pratiquer ! Je ne peux parler que de la Voie que je parcours. Et donc, le Shiatsu nous fait toucher corpsesprit. Juste en posant les mains. Sur le corps.

A notre décharge, ici, en Occident, nous avons fort heureusement bien avancé sur les concepts locaux, mais tout cela reste quelque peu confidentiel. Physiciens, astronomes, biologistes, thérapeutes, mystiques… ont eu des compréhensions bien plus riches et plus fascinantes que la compréhension classique et qui font s’émietter peu à peu le monolithe dogmatique des croyances que les profs nous assènent sur l’Univers, la Terre et le Vivant. Restons calmes, et patients : il n’y aura sans doute pas d’avancée décisive sur ce plan de notre vivant.

Car, comme le souligne Eric Baret, ‘notre vieille tradition judéo-chrétienne nous fait penser en termes de pensée et de sens. Ce sont de vieilles mémoires. Il n’y a pas d’esprit et de corps, il n'y a pas deux, il n’y a pas vous ou votre corps. Si vous pensez qu’il y a vous ou votre corps, vous allez finir à l’hôpital psychiatrique’.

L’Un, à la base de la pensée de l’Orient, un autre focus


En Orient, la conception de l’Univers et de l’Homme entre Ciel et Terre est depuis bien longtemps très différente. On ne passe pas son temps à tout séparer et distinguer, sauf pour des raisons explicatives pratiques. On considère que tout ne fait qu’un et que tout est en interrelation. Avec de grandes divergences de vue sur ce qu’est la Réalité, l’illusion, la dualité ou la non-dualité. A nouveau, tous ne voient pas la même chose, mais disons que la vision orientale, globalement, est en amont de la nôtre, plus proche de la Conscience universelle à la base de toute la Manifestation.

O (le Non-Manifesté inconcevable) se révèle dans Un (Il y a le Non-Manifesté) qui engendre Deux (YinYang) qui engendre Trois (Ciel Homme Terre) et à partir de là, les 10.000 Etres (nombre symbolique pour dire ‘tout ce qui existe dans l’univers’).

En Orient, le regard se pose donc principalement sur 0-1-2-3 et puis il y a tout le reste. En Occident, nous partons de 10.000 (que nous continuons encore à disséquer jusqu’à l’infiniment petit) et nous remontons, pour certains, (très lentement) le courant.

Cela se voit également dans le CORPSESPRIT qui nous occupe ici. Il y a un seul mot pour le dire, SHINJIN, mais il y a quatre façons d’écrire ce mot, avec des acceptions différentes. On peut ressentir l’Unité, et on peut analyser les différents sens qu’elle offre.  

Quelle est la meilleure approche ? Les deux.  Il suffit d’être capable de voir qu’il y a les deux et qu’elles mènent à des compréhensions et des applications bien différentes. Inclure, ne pas exclure. Expérimenter, ne pas projeter. Se placer en amont des croyances, des représentations, voire conditionnements, culturels. Observer largement. Et, avant tout, toucher.

Toucher pour se passer de penser, et pressentir


Je disais : ma Voie, c’est le Shiatsu. En tout premier, je pose les mains, je touche. Et l’expérience me dit que par le toucher de ce que je vois comme des corps, mes receveurs(euses) et moi accédons au domaine de l’esprit. Donc, corpsesprit n’est pas un concept, c’est une réalité agissante.


Mais attention aux fantasmes. Eric Baret (250 questions sur le yoga) nous dit à propos de certains mots très souvent employés dans nos cabinets : ‘Il faut finalement oublier ces mots énergie, vibration, lumière, qui sont des imaginaires, et se donner à l’exploration tactile. Cela devient une expérience, un vécu, et non pas ce qui a été appris étudié dans les livres. Il faudrait presque se débarrasser de ces mots. C’est une évidence d’un vécu qui s’impose. Les mots énergie, présence, lumière ne veulent rien dire, ils pointent vers une direction. Ils pointent poétiquement vers l’indéfinissable.

La Vie en son ensemble et en son essence est indéfinissable, trop vaste et trop complexe pour être ramenée en mots. Seule l’exploration tactile nous permet de pressentir l’indéfinissable’. Et il ajoute : ‘Notre approche expérimentale vise un saisissement profond, on ne donne pas une explication de l’inexplicable’.

En effet. Expérimenter, pressentir, être saisi par l'émerveillement. La Beauté, la poésie de l'Univers éclairent la Voie. C'est ce vers quoi pointe la pratique du Shiatsu. Il suffit de poser les mains. 



Penser pour nourrir la recherche


S'il vaut mieux se taire, fin du débat, alors ? Pas la peine de disserter sous peine de masturbation cérébrale collective ?

Oui, et non... Ce mental, malgré sa nature envahissante, sert à quelque chose. Il convient de le laisser à sa juste place, tout en l'honorant et en le nourrissant. Il n'y a pas de combat à mener contre lui.

La réflexion peut amener un regard sur la pratique qui va nous aider à chercher dans la bonne direction. 

Dans les deux prochains articles, je vous emmène donc à la découverte et à l'analyse des quatre façons d'écrire SHINJIN, quatre étymologies avec des sens profonds qui vont enrichir notre compréhension profonde et éclairer notre regard sur notre pratique.