Thursday, 6 April 2023

La porte est en dedans

Partage d'expérience : laisser faire les mains


A. vient me voir pour la première fois et m’expose ses difficultés. C’est le syndrome d’Ehlers-Danlos, me dit-elle. Pardon ? Vous pouvez répéter ?

Maladie inconnue : moments privilégiés qui nous ramènent aux sources de notre art. Car voilà qui est bienheureux : je n’ai pas de protocole en tête et rien de familier sur quoi je pourrais m’appuyer en cours de route.

Ce que l'on en dit


A. non plus, d’ailleurs, car là est précisément son problème : elle ne sent pas ses os, elle n’en a pas la sensation et donc perd ses contours, ses repères de forme séparée du reste du monde, au point de devoir s’appuyer régulièrement sur quelque chose. Ennuyeux, car elle est incapable de conduire un véhicule, tout juste un vélo si ça ne va pas trop vite. Cela va avec une hypersensibilité : hyper-acuité visuelle, hyper-acousie, porosité émotionnelle, hyper-laxité et, par conséquent, une grande fatigue permanente : surexposition à une information bien trop dense.

Elle ne paraît pas son âge et est d’une minceur à faire envie à bien d’autres, car, malgré un grand appétit, elle ne prend pas de poids. Les articulations sont douloureuses, le haut du dos tendu, mais rien de nature inflammatoire.

Problème de codage dans la fabrication du collagène, me dit-elle. Rentré chez moi, je m’en vais voir au dictionnaire de quoi il retourne.

Ce que l'on en lit


Le syndrome d’Ehlers - Danlos (SED) est une maladie génétique rare qui peut prendre plusieurs formes et peut engendrer divers désordres : hypermobilité articulaire (jusqu’à la dislocation), hyper-extensibilité cutanée, fragilité tissulaire… Seule une biopsie cutanée permet de la déceler avec certitude. Comme je l’apprends en lisant le dictionnaire, A. souffre de la forme hyper-mobile, la plus fréquente, où la fragilité tissulaire est moins présente.

Il n’existe pas vraiment de traitement médicamenteux et, pour le reste, une approche multidisciplinaire (kiné, posture, podologie…) peut être prescrite.

Le site Passeport Santé me précise en outre que ‘ Aucune donnée scientifique ne permet aujourd’hui de traiter ou de prévenir le syndrome d’Ehlers-Danlos à l’aide de thérapies alternatives’.

Bref, personne ne m'aurait aidé de toute façon, mais A. me demande si je peux l'aider.


Comment s'y prendre ? 


Ce sont les moments de grâce pour le praticien et le retour à l’essence même de la pratique.

Ce qui ne signifie pas me croire plus malin que les autres et vouloir résoudre quoi que ce soit. Cela ne signifie pas non plus faire aveu d’incompétence et m’excuser de ne pas pouvoir aider. Cela signifie simplement que je vais faire quelque chose selon ce que je vais ressentir là et que je ne sais pas où cela va me mener. De ce fait, mon intérêt est décuplé car l’inconnu, précisément, me stimule.

D’abord, je vais écouter. Au sens de Bunshin, certes, ‘chercher à distinguer par l’oreille quelque chose

d’indistinct’, car où est le fil d’Ariane qui va permettre de dénouer l’écheveau ? Quel indice va émerger ?

Au sens d’Eric Baret (in ‘De l’Abandon’) : ‘Accepter veut dire écouter. Ecouter veut dire ne rien savoir’.  J’accepte ce qui est là, sans pouvoir interpréter, et, vierge de tout savoir, il me reste à mettre les mains et à leur faire confiance.

Ou encore : ‘ Que signifie écouter ? Cela veut dire aimer. Sans amour, l’écoute est impossible. Aimer signifie : être disponible à ce qui est là… vous ne cherchez pas à comprendre quoi que ce soit, mais à vraiment sentir’.

Me voici dès lors dans Setsushin, tel que compris par M. Masunaga, quand il nous dit : ‘je commence par toucher le corps du sujet sans poser de question et fais part, simultanément, à ce dernier, de mes impressions concernant le symptôme observé’.

Ajoutant : ‘Beaucoup de consultants ignorent que le Shiatsu n’est autre, en réalité, que le Setsushin lui-même’.

Ou comme le disait Maître Kawada, coupant court à toute question : ‘mettez les mains’.

Et puis s'y mettre


Ensuite, j’aurai bien quelques directions qui vont venir, évidemment.

Hyper-laxité, en effet : la main disparaît du premier coup sous l’omoplate. Mais il y a un point quand même, qui fait mal et fait du bien. Un tsubo qui appelle. Le corps réagit au toucher.

Un Fukushin confirme ce que je viens d’entendre. Les personnes hypersensibles se connaissent, évidemment.

‘Fatigue’ et ‘génétique’ vont me renvoyer vers les Reins.

‘Porosité émotionnelle’ vers le dit Maître Cœur et le Cœur.

‘Manque de contours’ vers la Rate et vers un shiatsu très enveloppant, très contenant, qui rassemble et ramène et où, donc, le corps du praticien se donne totalement (ceux qui me connaissent savent que c’est une de mes prédilections). D’ailleurs, A. a développé une endométriose, il y a une logique quand même.

Pour les articulations, même si nous ne sommes pas dans un contexte inflammatoire au sens d’une polyarthrite, nous savons que, dans ces cas précis, des pressions puissantes, enveloppantes précisément, soulagent beaucoup et cela vaudra la peine d’au moins essayer pour voir si cela apporte un soulagement. Ce fut bien le cas.

Et de manière globale, il faudra ramener une présence, un appui, un soutien, un ancrage dans la matière.

Et ainsi se construisit la séance.


La grande chance du praticien



La première chance est celle du terrain inconnu qui nous ramène aux origines de notre Art, quand les premiers praticiens, empiriquement, essayaient quelque chose et finissaient, avec le temps, par garder ce qui fonctionne. Beaucoup d’humilité. Obligation de moyens (se donner totalement), incertitude du résultat.

La seconde chance est d’avoir quelqu’un d’hyper-sensible sous les mains, car A. était consciente de toutes les sensations de son corps et capable de les communiquer en temps réel. Une aide précieuse…  Surprenamment (ou pas), une forte pression sur Gaikan et le Triple Réchauffeur amena ainsi instantanément un glissement de chaleur vers les épaules et la disparition des douleurs à cet endroit… ressenti partagé chez elle et chez moi au même moment.

Nous en conclûmes que le ressenti du corps est la porte de toutes les expériences, jusqu’aux spirituelles. Car l’Advaita Vedanta, le Shivaïsme et le Shintô poussèrent leur nez dans la conversation qui suivit… émanant en quelque sorte de l’expérience vécue pendant la séance.

Le corps est ce Grand Véhicule qui nous permet de ressentir, ce que même les dieux nous envient, dit-on.


 La récompense fut dans ces mots qu’elle me dit en partant : ‘Je suis là’.